Les 2 concertos pour piano comptent parmi les ultimes partitions de Ravel. Lui qui avait célébré toute sa vie le piano et l’orchestre, les rassemble enfin au sein d’ouvrages aussi intenses que différents dans lesquels s’expriment son génie de la mélodie, de l’harmonie et des couleurs. A travers ces pages, le compositeur rend hommage aux grands maîtres du passé, regorge d’inventivité et emprunte au jazz, l’un de ces nouveaux langages qui, à ses yeux, incarnent la modernité.
A la fin de sa vie, Ravel parvient enfin à se mesurer au genre du concerto.
Ecrire un concerto ou une symphonie, s’inscrire dans la lignée de ces grands maîtres qu’il admirait – à commencer par Mozart – Ravel y songera tout au long de sa vie, s’y acharnera plusieurs fois avant d’y renoncer. Quelques projets avortés en témoignent, à l’instar de son Concerto Basque, Zazpiac-Bat, entamé en 1913 et abandonné des années plus tard. « Les 3 parties qui le composaient en étaient même assez avancées quand, subitement, je plaquai tout », confie-t-il en 1922 à l’un de ses amis, Robert Schmitz. On trouve également la trace d’une Fantaisie pour piano et orchestre inaboutie, inspirée par Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier, datant de 1922. Il lui faudra attendre d’avoir passé la cinquantaine pour oser s’y confronter de nouveau et mener à bien non pas un, mais deux concertos, écrits simultanément. L’un répondait à une commande de Serge Koussevitsky pour le 50ème anniversaire de l’Orchestre Symphonique de Boston, et l’autre à la sollicitation d’un pianiste autrichien, Paul Wittgenstein, amputé de la main droite pendant la première guerre mondiale. C’est ainsi que virent le jour un « concerto à deux pattes et un second à une patte » – comme il aimait à les appeler – dont la gestation commune fut longue et difficile.
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« J’en suis aux vomissements » écrit-il, en 1929, à Marie Gaudin, à propos de son Concerto en Sol dont il vient d’entamer la composition et qui semble déjà lui causer bien des embarras. Trois ans durant, Ravel consacrera toutes ses forces à ses 2 ouvrages, s’imposant un rythme de travail effréné jusque tard dans la nuit dans sa maison de Montfort-l’Amaury, mais s’accordant une heure de marche quotidienne. Alors que Marguerite Long, dédicataire et créatrice du Concerto en Sol, s’extasie sur la beauté de la longue mélodie du second mouvement qui lui semble couler si naturellement, Ravel s’écrie : « Qui coule ! Mais je l’ai faite mesure par mesure et j’ai failli en crever ! » Et pourtant, comme le souligne la pianiste : « Aucun joint n’est visible dans cette mosaïque et nos sens émerveillés n’en perçoivent que la surhumaine perfection. » Le Concerto pour la main gauche lui cause cependant moins de tracas, l’idée de relever le défi d’écrire pour une seule main lui ayant donné des ailes : « La crainte de la difficulté n’est jamais aussi vive que le plaisir de se mesurer avec elle et, si possible, de la vaincre. C’est pourquoi je me suis laissé tenter par la demande que me faisait Wittgenstein de lui écrire un concerto, et que j’ai mené ma tâche assez allègrement puisqu’elle était révolue au bout d’un an, ce qui représente pour moi un délai minimum. » (Entretien pour Le Journal, le 14 janvier 1933)
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Ravel convoque l’esprit de Mozart, qu’il aimait de toute son âme, le souvenir de Saint-Saëns et le souffle de Liszt.
Alors que Prokofiev, Stravinsky, Bartok et même Gershwin s’étaient illustrés dans ce genre, le concerto est peu prisé des compositeurs français en ces premières décennies du XXème siècle. Mais Ravel n’a pas oublié Saint-Saëns qui, à la fin du siècle précédent, avait admirablement enrichit le répertoire pour piano et orchestre. Il a, en outre, une conception bien arrêtée de la musique concertante, censée « divertir et non point assommer. » Ainsi explique-t-il à un journaliste l’interrogeant en 1931, au sujet de son Concerto en Sol – intitulé, dans un premier temps, Divertissement – : « Ce que Mozart a écrit pour le plaisir de l’oreille est parfait, à mon sens, et même Saint-Saëns a atteint cet objectif, encore qu’à un niveau bien inférieur. Beethoven, en revanche, en fait trop, dramatise et se glorifie lui-même partout. »
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Respectant le schéma traditionnel en 3 mouvements – deux mouvements vifs encadrant un mouvement lent – Ravel se réfère ainsi dans le Concerto en sol au modèle classique et à l’héritage mozartien qu’il traduit jusque dans son écriture, comme le révèle son bouleversant Adagio, directement inspiré du Larghetto du Quintette avec clarinette de Mozart. Dans son Concerto pour la main gauche, Ravel se repose, une nouvelle fois, sur le schéma traditionnel en 3 sections distinctes et contrastées, mais selon un enchaînement inversé – lent / vif / lent – et sans interruption. Les 3 parties de l’oeuvre se fondent ainsi en un seul et vaste mouvement, comme l’avait déjà fait Liszt, un autre de ses modèles, auquel il emprunte également de nombreux effets stylistiques.
« Rien ne montre mieux la vertu souveraine du métier, chez un Ravel, que la parfaite dissemblance des deux œuvres qu’il a conçues et réalisées simultanément » écrit Roland Manuel à propos des 2 concertos.
Bien que composés en même temps, les 2 concertos de Ravel témoignent de caractères très différents. D’un côté la lumière irradiante du Concerto en Sol, œuvre colorée, chatoyante et lyrique, dont le compositeur revendique la légèreté. S’ouvrant sur un claquement de fouet et des notes aiguës, elle nous emporte par son énergie et ses éclats presque violents tout en nous serrant le cœur. Son irrésistible Adagio, qui débute par un long et envoûtant monologue du piano, compte parmi les pages les plus bouleversantes jamais écrites, à l’écoute desquelles il est quasiment impossible de retenir ses larmes ; mais de ces larmes dont la tendresse tempère la douleur, comme Mozart avait su si bien le faire.
Adagio du Concerto en Sol (Martha Argerich, Orchestre National de France, dir. Emmanuel Krivine)
De l’autre côté, la pénombre et l’angoisse du Concerto pour la main gauche. Pas de lancement exubérant, mais des premières mesures comme plongées dans les abîmes, faisant entendre des sonorités graves et inquiétantes, installant un climat qui n’est pas sans évoquer celui de La Valse et semblant se faire l’échos des troubles résonnant au lointain. N’est-il pas justement écrit pour un pianiste blessé au front pendant cette grande guerre qui avait tant ébranlé le compositeur ? Ne traduit-t-il pas, en même temps, les tensions qui agitent l’Europe alors qu’Hitler est sur le point de prendre le pouvoir ? Certains accents presque démoniaques rappellent ceux d’une danse macabre, peut-être celle d’un Liszt, dont la présence est si perceptible. Les 2 œuvres se distinguent également quant à leurs textures orchestrales. Le Concerto en Sol privilégie un effectif assez réduit et offre de nombreux solos aux musiciens de l’orchestre dont on perçoit l’étroite complicité avec le pianiste. Dans le Concerto pour la main gauche, la masse sonore est plus imposante et le soliste semble détaché du groupe, d’avantage dans la lutte que dans le dialogue. « Dans une œuvre de cette nature, il est indispensable que la texture ne donne pas l’impression d’être plus mince que celle d’une partie écrite pour deux mains. Pour la même raison, j’ai recouru à un style qui est bien plus proche de celui des concertos traditionnels plus solennels. » confie Ravel, en 1931, dans le cadre d’un entretien pour une revue belge.
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Un nouveau langage, venu des Etats-Unis, irradie les concertos de Ravel.
S’il est une référence propre aux 2 concertos, c’est bien le jazz auquel Ravel avait déjà emprunté quelques rythmes syncopés dans L’enfant et les sortilèges comme dans sa Sonate pour violon et piano composés peu de temps auparavant. Une vaste tournée aux Etats-Unis, en 1928, au cours de laquelle il s’était offert quelques escapades dans des clubs de Harlem et avait rencontré Gershwin, lui avait révélé la richesse de cette musique et l’avait convaincu de sa valeur. « J’admets franchement être un admirateur de jazz, et je pense qu’il est destiné à influencer la musique moderne. Ce n’est pas juste une phase, il est amené à perdurer ; Cela est une source d’excitation et d’inspiration et je passe beaucoup d’heures à en écouter dans les boîtes de nuit et à la radio. » déclare-t-il lors d’une interview à un quotidien anglais, en 1932. Bien qu’il en use avec une certaine modération dans le Concerto en Sol – essentiellement dans le premier mouvement et à travers le sentiment d’improvisation qui se dégage de son Adagio – Ravel laisse d’avantage s’exprimer le swing dans le Concerto pour la main gauche, en particulier dans l’Allegro central, où le piano s’élance, accompagné par un orchestre très cuivré, dans une marche aux allures de ragtime, ponctuée d’appels de trombones et de trompettes bouchées, et faisant entendre des accents sarcastiques et sauvages.
Concerto pour la main gauche (Yuja Wang, Orchestre de l’Académie Ste Cécile de Rome, dir. Lionel Bringuier)
Ravel confie ses concertos à Marguerite Long et Jacques Février.
Ravel aurait eu initialement l’idée de tenir lui-même la partie de piano du Concerto en Sol : « Je suis en train de composer un concerto facile car les Américains demandent que j’en sois l’interprète. Il va falloir que je travaille mon piano car même si l’écriture ne présente pas de grosses difficultés, je n’arrive jamais à bien jouer ce que j’écris… Je vais demander à Marguerite (Long) de me faire travailler mes cinq doigts » avoue-t-il à Gaby Casadesus lors d’une conversation rapportée par la pianiste dans ses mémoires. Le compositeur, bien que très à l’aise au piano, connait ses limites. Malgré de longues heures passées à s’acharner sur les études de Chopin et de Liszt, dans le but d’améliorer sa technique, il renonce à son projet initial et confie son concerto à Marguerite Long, déjà créatrice de son Tombeau de Couperin en 1919. Et c’est au pupitre, en chef d’orchestre, qu’il en assurera finalement la création le 14 janvier 1932 à Paris aux Concerts Lamoureux, avant de le faire triompher dans le cadre d’une vaste tournée européenne. Serge Koussevitsky, son commanditaire, le dirigera le 22 avril à la tête de l’Orchestre Symphonique de Boston. Paul Wittgenstein avait, quant à lui, donné la première audition du Concerto pour la main gauche, le 5 janvier de cette même année 1932 à Vienne, et suscité un véritable scandale. Le pianiste autrichien, incapable de surmonter la difficulté de la partition, s’était autorisé à en réaliser son propre arrangement vivement désapprouvé par le compositeur. C’est Jacques Février qui sera sollicité pour la création du concerto dans sa version originale, le 19 mars 1937 à Paris, sous la direction de Charles Munch mais sans la présence du compositeur, trop affaibli par la maladie qui l’emportera quelques mois plus tard.
Laure Mezan
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