Le quatuor (à cordes) désigne à la fois l’œuvre, son effectif, et les musiciens qui l’interprètent. Depuis deux siècles et demi, il reflète les évolutions sociales et philosophiques du monde qui l’entoure. Son cadre, par essence limité, pousse les compositeurs à se dépasser, à expérimenter de nouvelles formes et de nouveaux langages. C’est aussi un genre particulièrement exigeant pour ses interprètes. Le public, souvent constitué de passionnés, sait apprécier leur implication. Pour tous, le quatuor à cordes recèle une part de mystère.
L’apparition du quatuor à cordes coïncide avec la diffusion européenne de l’esprit des Lumières.
Comme son nom l’indique, le quatuor n’est formé que d’instruments à cordes. Pas de contrebasse dans cet ensemble, mais deux violons, un alto et un violoncelle. Si l’écriture à 4 voix n’est pas nouvelle, l’abandon de la basse continue est une révolution, et marque le passage du baroque au classicisme. Le quatuor à cordes pourrait se définir comme une conversation purement musicale… à quatre parties égales. Cette innovation s’inscrit dans les préoccupations philosophiques et les pratiques sociales de son premier public.
Au départ, le quatuor est joué dans les salons aristocratiques ou bourgeois. Il est donné chez le commanditaire, qui participe parfois lorsqu’il est un amateur de bon niveau, ou dans d’autres salons grâce à sa diffusion par l’édition. Le quatuor est alors perçu comme l’équivalent musical des discussion intellectuelles et courtoises pratiquées dans ces salons. Goethe compare ainsi le quatuor à cordes à la conversation de « quatre personnes raisonnables ». Raison, progrès, clarté, sérieux et simplicité. L’idéal des Lumières est aussi celui du quatuor à cordes tel qu’il est pratiqué à Vienne dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle.
Haydn et Mozart contribuent à développer une architecture inédite : la forme-sonate permet un nouveau dialogue musical
Apparu vers 1750, probablement en territoire germanique, le quatuor rencontre immédiatement un énorme succès en Europe. S’il est difficile d’affirmer qu’Haydn est le premier à avoir écrit un quatuor à cordes dans cet esprit, on voit généralement en lui le « père » du genre parce qu’il a largement contribué à l’édifier. Le premier de ses 68 quatuors date de 1757, tandis qu’en Italie Boccherini lui emboîte le pas en 1761 et produira pas moins de 91 quatuors jusqu’en 1804 ! Mozart se frotte au genre à partir de 1770, et y apportera une telle qualité musicale qu’Haydn lui-même en fera l’éloge dans une lettre restée célèbre et adressée au père du jeune compositeur.
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La discussion, dans l’esprit des Lumières (et son équivalent germanique, l’Aufklärung), implique la confrontation de plusieurs idées dans un discours argumenté. Une forme musicale émerge à l’époque, qui y répond parfaitement : la forme-sonate bi-thématique. Deux thèmes sont proposés (Exposition), disséqués dans une confrontation qui peut être aussi bien aimable que passionnée (Développement), puis redonnés avec une transformation notable du second thème, qui s’exprime principalement par un changement de tonalité (Réexposition). Enfin, un épilogue (Coda) révèle quelle idée musicale les 4 protagonistes choisissent finalement. Cette architecture s’inscrit dans la « grande forme » de la sonate classique, dont elle constitue le premier mouvement, et qui va désormais structurer le discours des différents genres instrumentaux bien au-delà du quatuor à cordes. On la retrouve ainsi dans la symphonie, le concerto, la sonate pour clavier, et les autres effectifs de musique de chambre jusqu’au début du XXème siècle.
Pour un compositeur, le quatuor à cordes est-il un passage obligé ?
Presque tous les compositeurs écrivent pour le quatuor à cordes, à quelques exceptions près comme Satie ou Messiaen. Certains ont un important catalogue à leur actif (Schubert, Dvorak, Chostakovitch...), d’autres n’en ont composé qu’un seul (Verdi, Grieg, Dutilleux…). Chez certains c’est une œuvre de jeunesse (Debussy, Ravel…), d’autres n’y viennent qu’à la fin de leur vie (Saint-Saëns, Verdi…). Pourquoi le quatuor semble-t-il quasiment un passage obligé pour un compositeur ? Parce que, comme le note Bernard Fournier, “l’économie de moyens catalyse l’inventivité et favorise la concentration de la pensée, et que la périlleuse confrontation avec la lignée prestigieuse du quatuor viennois peut se révéler stimulante.” Le genre perdure ainsi depuis deux siècles et demi. Boulez, qui le taxe un temps de passéiste, est bien forcé de reconnaître dans les années 1980 qu’il n’en est rien… au point de remettre sur le métier son Livre pour quatuor écrit en 1949. Des compositeurs contemporains s’y frottent toujours aujourd’hui, comme Nicolas Bacri, Pascal Dusapin, Thomas Adès, Sofia Gubaïdulina ou Marc Monnet. Tous semblent partager l’avis de Roussel, qui disait que le quatuor est “l’épreuve par excellence, qui révèle sans trucages et sans fards, la valeur du musicien et la qualité de la musique qu’il porte en lui”.
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Véritable laboratoire, le quatuor a servi de cobaye dans la recherche sur la combinatoire, sur le son, ou pour de nouveaux langages.
Le quatuor à cordes est en-lui-même un paradoxe : avec une même famille de timbres, le résultat sonore est pourtant quasi inépuisable. Les XVIIIème et XIXème siècles explorent les liens entre motif et forme, les différentes combinaisons entre les voix et les possibilités de dialogue qui en découlent, ou encore la densité du tissu et les modes de jeu. Bref, tout ce que permet le jeu entre l’unité et la diversité. Puis viennent l’invention de nouveaux langages au XXème siècle, et là encore le quatuor sert de laboratoire (atonalité dans le 2ème Quatuor de Schönberg, polytonalité dans les 14ème et 15ème Quatuors de Milhaud, micropolyphonie dans le 2ème Quatuor de Ligeti). La sonorité, longtemps soumise à l’idéal du “beau son”, est explorée pour elle-même par les compositeurs d’après 1970, notamment Nono et Lachenmann, mis sur la voie par les expérimentations de Scelsi. Nouveaux modes de jeu, glissendi pour donner des hauteurs variables et non plus fixes et micro-intervalles, renouvellent les paramètres de l’écriture d’un quatuor.
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Bernard Fournier (Panorama du quatuor à cordes, chez Fayard) propose un parallèle entre l’histoire du quatuor et celle de la pensée philosophique. Il note ainsi une évolution en quatre temps : 1) la naissance avec Haydn et Mozart (esprit des Lumières); 2) la “subjectivité universalisante” de Beethoven (vision kantienne de l’art); 3) la période Schönberg-Bartok (pensée nietzschéenne); 4) la période contemporaine depuis les années 50 (déconstruction heideggérienne de la métaphysique). Les autres compositeurs se situent alors de facto par rapport à ces grandes nouveautés. Leur réaction est variable. La confrontation peut engendrer un élan et une avancée, ou au contraire une régression, parfois par inhibition. Les quatuors de Beethoven ont longtemps constituer des sommets difficilement égalables. Aujourd’hui, ils constituent encore la quintessence du quatuor pour nombre d’interprètes.
L’évolution des rôles au sein du quatuor : du primarius à l’égalité
Aux XVIIIème siècle, les quatuors à cordes s’adressent aux amateurs comme aux professionnels. Mais ceux-ci ne jouent pas encore en ensemble constitué et identifiable. Au début du XIXè siècle, un nom apparaît à Vienne alors que le quatuor à cordes fait son entrée dans les salles de concert : Ignaz Schuppanzigh, créateur de presque tous les quatuors de Beethoven. Mais les 3 autres musiciens de son ensemble ne tardent pas à jouer également avec un autre premier violon, Joseph Böhm. De fait, jusqu’au milieu du XXème siècle, la grande majorité des quatuors professionnels fonctionnent ainsi : le primarius, souvent un soliste connu, donne son nom au quatuor. Il en est le leader, reçoit le cachet de l’organisateur du concert, et engage trois musiciens pour jouer avec lui. Les quatre musiciens ne sont donc pas toujours identiques d’un concert à l’autre.
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Dans la deuxième moitié du XXème siècle, le quatuor devient un ensemble de quatre musiciens permanents et égaux, dans la lignée des changements politiques et sociaux de l’époque. Il est amusant de constater que le répertoire a lui aussi évoluer en ce sens, avec même parfois un temps d’avance. Chez Haydn, la mélodie principale est encore souvent dévolue au premier violon. Beethoven rééquilibre les 4 parties. Chez Bartok, le thème voyage nettement plus entre les quatre instruments. Mais, au XXème siècle, pointe aussi une autre évolution dans les rapports humains : l’incommunicabilité. Celle-ci s’exprime chez Stravinsky par la répétition d’un motif propre à chaque voix dans la première de ses Trois Pièces (1914). Chez Carter (à partir des années 1950), elle se manifeste par la superposition complexe de 4 lignes instrumentales ayant chacune son propre univers mélodique, métrique et de durée. Quelle que soit l’époque, le quatuor à cordes fait écho au monde dans lequel vit son compositeur.
La vie à quatre : derrière l’œuvre il y a aussi les musiciens
On évoque parfois un gigantesque instrument à 16 cordes pour parler d’un quatuor. Voilà un compliment qui fait plaisir à la plupart des formations constituées. Mais cet idéal tient du miracle quand on pense que derrière chaque instrument se trouve un être humain avec son individualité. Sonia Simmenauer, agent de quatuors pendant plus de trente ans, raconte avec humour le quotidien d’un quatuor à cordes. “On connaît tous les petits rituels que tout individu développe, et qui selon l’humeur font rire ou hurler. Certaines réactions, certaines phrases deviennent prévisibles, presque caricaturales. Un collectif bien rôdé communique par des moyens de plus en plus restreints, à peine perceptible de l’extérieur”. Mais avant de parvenir à une telle symbiose, il faut commencer par fondre quatre individualités musicales en un ensemble, sans pour autant que le jeu devienne terne. Un véritable exercice d’équilibriste entre modestie et affirmation de soi. “Pendant les 10 premières années, le quatuor travaille essentiellement à jouer avec le plus d’homogénéité possible. Les 10 années suivantes, on s’efforce de promouvoir aussi l’hétérogénéité du jeu”, souligne Eugene Drucker, violoniste du Quatuor Emerson.
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Pourquoi choisit-on de faire carrière dans le quatuor à cordes ?
Pas évident non plus de se mettre d’accord sur le choix des œuvres, leur interprétation, sur le nom que portera le quatuor. Le rythme des répétitions et celui des concerts fait aussi l’objet de discussions, surtout quand des membres ont une vie de famille en dehors du quatuor. La vie de quartettiste implique beaucoup de contraintes, pour un métier assez précaire et un cachet souvent moins élevé que celui d’un soliste. Pourtant, la passion l’emporte. Les quartettistes évoquent l’amour du répertoire, l’intensité du concert après des heures de répétition à peaufiner une infinité de détail, et le sentiment d’être pleinement responsable du résultat produit. “L’aspect humain du quatuor me semble aussi attirant que son répertoire : on fait équipe. L’autorité est fluide, nul ne peut l’accaparer durablement ni la refuser à sa convenance. Le potentiel créatif libéré est sans commune mesure avec les structures rigides telles que l’orchestre, avec son organisation hiérarchique. Avec cette structure flexible, on est un membre absolument irremplaçable du tout, avec toute la responsabilité que cela implique, mais sans jamais être seul.” (Eckart Runge, violoncelliste du Quatuor Artemis entre 1989 et 2019).
La pratique du quatuor est-elle réservée aux professionnels ? Quel public pour le quatuor à cordes ?
La pratique amateure n’a pas disparu avec la professionnalisation du genre. En Grande-Bretagne, en Autriche, aux Etats-Unis, elle demeure bien ancrée. En France, la musique de chambre amateure se faisait plus discrète, mais connaît un renouveau ces dernières années. En témoigne des initiatives comme ProQuartet, qui à côté des résidences de quatuors professionnels et de leur programme de formation pour les étudiants, organisent aussi des cours pour les amateurs. Avec internet, des plateformes permettent maintenant de trouver des partenaires dans sa ville. Et pour connaître l’excitation de se produire en public, de plus en plus de festivals offrent une scène « off » aux amateurs. Une nouvelle génération de passionnés voit le jour, qui constitue un public attentif pour les professionnels. Et quand on voit la longue queue pour la « Nuit du Quatuor » à Paris chaque année, avec une moyenne d’âge entre 20 et 35 ans, on ne peut que se réjouir. Des saisons de musique de chambre, où le quatuor tient une belle place, existent d’ailleurs depuis longtemps à Paris (TCE, Bouffes du Nord, etc…) mais aussi en province (« Mardis musicaux » à Angers, etc…) D’autre part, le quatuor à cordes coûte moins cher aux organisateurs de concerts qu’un orchestre, et on voit ces dernières années la programmation des festivals s’infléchir de plus en plus vers la musique de chambre. Le genre avait la réputation d’être plus exigent que le concerto ou la symphonie, jugés plus spectaculaires. Pourtant, le public suit. Les masterclass d’académies internationales comme Verbier ont aussi leur responsabilité dans ce succès. Un quatuor est moins impressionnant quand on a pu en pénétrer les secrets.
Sixtine de Gournay
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