Don Quichotte de Richard Strauss : le violoncelle, un héros picaresque ?

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Comment raconter en musique les aventures de Don Quichotte ? Strauss relève le défi, sans texte, rien qu’avec des instruments : c’est ce qu’on appelle un poème symphonique. Mais il ajoute à l’orchestre un violoncelle solo, à qui il donne le rôle du Chevalier à la Triste Figure. A travers des effets sonores époustouflants, servis par une orchestration d’un grand raffinement, il nous relate son épopée. Depuis le XVIIème siècle, Don Quichotte n’avait jamais paru si vivant.

De Purcell à Ravel, on compte plus d’une centaine d’œuvres musicales inspirées par Don Quichotte.

En 1605, Cervantès publie le premier volume de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche. Succès immédiat, durable, et qui s’est répandu dans toute l’Europe. L’antihéros picaresque devient un mythe, à la fois tragique et comique, ridicule et grandiose. Le personnage et ses aventures rocambolesques sont repris par tous les arts au fil des siècles : arts plastiques, littérature, danse, cinéma, BD, et bien-sûr musique.

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Purcell, Telemann, Massenet, Donizetti, Ravel, et bien d’autres se sont emparés du Chevalier à la Triste Figure. Même Mendelssohn en fait un opéra, Le mariage de Camacho (1825), où on retrouve le goût pour le surnaturel et les chassés croisés amoureux du Songe d’une nuit d’été. Ainsi, en quatre siècles, a-t-on recensé pas moins de 50 opéras et 13 ballets d’après Don Quichotte, sans compter la soixantaine d’autres œuvres allant de l’opérette au poème symphonique, en passant par la mélodie et l’ouverture !

Les raisons de cet engouement sont à chercher du côté de la théâtralité intrinsèque du livre, mais aussi de son découpage en épisodes autonomes qui s’adaptent ainsi facilement à tous les formats. Surtout, l’idéalisme de cet antihéros nous touche : il est aussi universel que sa solitude.

 

La « musique à programme » n’est pas une nouveauté pour Strauss, qui compte déjà six poèmes symphoniques à son actif.

Richard Strauss emprunte à Cervantès une dizaine d’épisodes, sans se soucier au demeurant de leur ordre chronologique. Il commence à songer à un poème symphonique sur Don Quichotte lors d’un séjour à Florence en octobre 1896, alors qu’il vient d’achever Ainsi parlait Zarathoustra. La nouvelle partition est terminée à la fin de l’année suivante. Strauss a 34 ans, il est marié depuis trois ans à une soprano et vient de devenir papa d’un petit garçon. A ce bonheur domestique s’ajoutent les succès professionnels. Après avoir dirigé la Philharmonie de Berlin à la suite de Hans von Bulöw, il vient d’être nommé Premier Chef de l’Opéra de Munich.

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Richard Strauss est coutumier de la musique à programme. Sa plume a déjà produit six poèmes symphoniques, dont Don Juan et Till Eulenspiegel. Suivront la Symphonie Domestique (1903) et la Symphonie Alpestre (1911-1915), qui elles aussi s’inspirent d’un sujet extra-musical. Strauss s’inscrit par là dans la lignée de Liszt, mais aussi de Berlioz, qui avait ouvert la voie en 1830 avec sa Symphonie fantastique.

 

Le violoncelle solo incarne Don Quichotte dans des aventures multiples racontées au fil des variations.

Strauss indique sur sa partition les chapitres de Cervantès auxquels la musique fait référence, ainsi que l’arrivée des personnages principaux. Ainsi, pas de doute : le violoncelle solo figure bien Don Quichotte, tandis que l’alto solo endosse le personnage de son écuyer Sancho Pança, Cependant les deux solistes n’auront pas l’exclusivité de ces rôles. Certains instruments de l’orchestre les relaieront.

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Quelle forme choisir pour donner un équivalent instrumental au roman ? Strauss transpose le principe du découpage en chapitre. En musique, cela donne la forme « thème et variations ». Par nature, ces épisodes sont d’une grande diversité et permettent donc de multiplier les agencements musicaux. Encore faut-il réussir à unifier le tout. Mais Strauss sait à merveille combiner les motifs thématiques et les ambiances les plus diverses, sans jamais donner l’impression d’être décousu. La cohérence globale est ici assurée par la présence récurrente des deux solistes, en particulier du violoncelle, mais surtout par le thème principal transformé au fil des variations.

 

Le thème musical de Don Quichotte décrit le personnage : héroïque, idéaliste, amoureux, et un tantinet désuet.

Le thème principal est présenté dès la longue introduction orchestrale. Il est constitué de trois motifs, qui par la suite pourront être traités séparément ou combinés. Le premier, exaltation héroïque de Don Quichotte, est un appel claironnant suivi d’un arpège ascendant. Le second, fusée ascendante terminée par des rythmes pointés, traduit un élan aussi enthousiaste qu’idéaliste… mais qu’on devine susceptible de vite tourner au ridicule. Enfin le troisième fait entendre une arabesque rapide, pour ralentir sur les dernières notes en un lyrisme sentimental. On imagine bien notre hidalgo saluer une jolie dame d’un grand coup de chapeau galant. Notons que l’introduction fait aussi entendre le thème rêveur de Dulcinée, au hautbois sur un tapis de harpe. Contraste étonnant, par sa douceur et sa simplicité dépourvue de toute acrobatie. On est loin de l’excentricité du Chevalier.

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L’orchestre crée des effets sonores dignes du cinéma muet.

Le titre complet de l’œuvre est Don Quichotte, Variations fantastiques sur un thème de caractère chevaleresque. Strauss nous raconte en 40 minutes l’épopée hallucinée du chevalier. On frémit devant le danger, on sent la masse des moutons bêlants autour de nous, on est émoustillé par les attraits de la paysanne. La musique nous permet d’imaginer les scènes comme un film muet. Le combat singulier, tel un duel de western, est saisissant avec ses fanfares de cuivres suivies d’un ostinato mortuaire de timbales. Les effets sonores de Strauss pourraient encore aujourd’hui inspirer les musiques de film. On s’envole dans le ciel lors de la « chevauchée dans les airs », balloté par des rafales de vent (fusées chromatiques de flûtes et gammes de cordes, auxquelles s’ajoute le sifflement de la machine à vent) tandis que les cors, solennels, rappellent le motif héroïque du chevalier. Pourtant, nos (anti-)héros n’ont pas quitté le plancher des vaches… comme se charge de nous le rappeler la longue tenue de contrebasses.

 

Si Strauss se moque de son héros, c’est toujours avec tendresse. Un humour qui n’a cependant pas toujours été compris lors de la création.

L’épopée héroïque de Don Quichotte n’existe que dans sa tête. En réalité les sorciers ne sont que deux moines, et si leur contrepoint à deux voix suggère leur componction, le timbre choisi les montre inoffensif : deux bassons. Quant à l’armée d’ennemis, leurs bêlements et leurs sonnailles (trilles en trémolos des altos divisés dans l’aigu; cors et trompettes en flatterzung avec sourdine, qui se répondent sur des notes… dissonantes entre elles !) ne laissent guère de doute quant à leur identité. La maestria de l’orchestration se met au service de l’humour.

(Mstislav Rostropovitch, Ulrich Koch, Orhestre Philharmoique de Berlin, dir. Herbert von Karajan)

 

Arès deux auditions en Allemagne en 1898, Don Quichotte est donné à Paris en 1900 aux Concerts Lamoureux. L’accueil germanique avait été plutôt favorable. En France, l’œuvre divise. L’écrivain Romain Rolland, grand mélomane et ami de Strauss, raconte : « Indignation d’une partie du public. Ce bon public français qui, à mesure qu’il est moins musicien, est plus à cheval sur le bon goût musical, ne tolère pas une plaisanterie, croit qu’on se moque de lui, qu’on lui manque de respect… A la fin, applaudissements et sifflets : Bravo ! et C’est ignoble !  »

On a souvent dit que Strauss s’identifiait à Don Quichotte, en justifiant cette assertion par la présence d’une citation musicale dans son ultime poème symphonique, Une Vie de héros. Mais la poursuite d’un idéal, bientôt rattrapé par les vicissitudes du monde réel, n’est-il pas le lot de tout artiste ?

 

Sixtine de Gournay

 

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