La Missa solemnis de Beethoven : l’Everest de la musique sacrée

Par ses dimensions colossales, la Missa solemnis de Beethoven fait exploser le cadre liturgique qui lui était assigné, et entend traiter du « destin de l’homme créateur » (André Boucourechliev)

De même que la Symphonie n°9 dépasse le cadre du concert, la Missa solemnis ne peut se définir uniquement comme une messe

La Missa solemnis, seconde messe de Beethoven après la Messe en ut, est une commande de l’archiduc Rodolphe (frère de l’empereur François Ier d’Autriche), un des plus fidèles admirateurs du compositeur. Celui-ci lui demanda une pièce de circonstance pour la cérémonie de son intronisation comme archevêque d’Olmütz, en Moravie. Beethoven se mit immédiatement au travail, mais l’archiduc mesura rapidement que l’œuvre ne pourrait être achevée à la date prévue. De fait, la cérémonie se déroula le 20 mars 1820… et la composition – exactement contemporaine de la Messe en la bémol D. 678 de Schubert – terminée en 1823 seulement.

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Les annotations figurant sur la première page du manuscrit attestent combien les intentions profondes de Beethoven excédaient le cadre formel strictement liturgique de la messe : « Venant du cœur, puisse-t-il retourner au cœur ! », peut-on lire en tête du Kyrie. Vincent d’Indy ne s’y est pas trompé, qui déclara : « Cet art admirable ne serait sûrement pas à sa place dans l’église ». André Boucourechliev, lui, dresse un parallèle avec la Neuvième Symphonie : « Ni la Missa solemnis, ni la Neuvième ne peuvent se définir exactement par les termes de messe et de symphonie. L’église, le concert ne sont plus leur domaine exclusif. Ces œuvres ont créé leur propre cadre ». Dans une lettre du 5 juin 1822 adressée à l’éditeur Peters, Beethoven parla de la Missa solemnis comme de « l’œuvre la plus grande que j’ai composée jusqu’ici », soulignant lui-même le mot « grande ». Les nombreuses esquisses et autres ébauches témoignent du labeur acharné qu’elle exigea. Beethoven semble y avoir travaillé plus de trois ans. Partition monumentale, la Missa a de quoi intimider les chefs d’orchestre : si un Karajan l’a enregistrée à maintes reprises, un Furtwängler l’étudia sans relâche toute sa vie… sans jamais la diriger.

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Bien qu’il utilise des formes académiques (telles les fugues qui couronnent le Gloria et le Credo), Beethoven apporta des innovations surprenantes, notamment au niveau expressif

D’après les brouillons, on s’aperçoit que Beethoven composa progressivement selon le schéma traditionnel des œuvres liturgiques : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Benedictus et Agnus Dei. Bien qu’il fasse usage des formes académiques (telles les fugues qui couronnent la Gloria et le Credo), il apporta des innovations surprenantes, notamment au niveau expressif : chaque concept fourni par le texte, chaque mot même, trouve son expression musicale. Dans un article fameux publié en 1971 qui, selon Marc Vignal, « fit sortir la Missa solemnis du vacuum historique dans lequel on l’avait enfermée trop longtemps », Warren Kirkendale notait : « Depuis l’époque de Galilei et de Doni, les théoriciens avaient conseillé de ne pas trop se concentrer sur les mots isolés. Or, dans la longue chaîne d’images du Gloria et du Credo, Beethoven nous livre une mosaïque d’une dimension et d’une richesse telles que ses contemporains en furent tout étourdis. L’équilibre d’usage entre forme et contenu s’en trouva détruit ». La Missa conserve cependant un puissant encrage dans le passé en même temps qu’elle s’inscrit dans la continuité de la messe symphonique viennoise illustrée par Mozart et Haydn.

« Benedictus » de la Missa solemnis (Royal Concertgebouw Orchestra, dir. Nikolaus Harnoncourt)

 

Qu’on la considère comme une œuvre profondément religieuse ou comme un hymne fraternel adressé à l’humanité, la Missa solemnis transcende toute catégorie par ses seules qualités musicales.

Maître de la couleur et du clair-obscur, Beethoven met sa palette expressive au service du texte. On peut relever la répétition inattendue de certains mots à l’intérieur d’une même partie (la montée progressive du « Tu Solus Altissimus » dans le Gloria, ou les interpolations du mot « pacem » dans l’Agnus Dei) ; on peut également noter certains effets instrumentaux dramatiques (intervention des trombones lors du « judicare vivos et mortuos » dans le Credo, solo de violon du Benedictus, trompette et timbales de l’Agnus Dei – un procédé déjà expérimenté par Haydn dans sa Missa in tempore belli). De la sublime mélodie ascendante du violon dans le Benedictus, on a dit qu’elle était une métaphore de l’élévation aux cieux, à l’image de l’« Et Incarnatus » de la Messe en si mineur de Bach. Dans le Sanctus, Beethoven a su ciseler avec une grande douceur la phrase des trompettes afin d’évoquer l’atmosphère de recueillement. Véritable hymne à la paix, l’Agnus Dei se déploie de manière contrastée : l’éclat des trompettes et des percussions exprime le grondement menaçant de la guerre, tandis que les voix répètent inlassablement le mot « pacem », en un geste déprécatoire - « c’est une des pages les plus saisissantes de l’œuvre », selon André Boucourechliev. Sur son manuscrit, Beethoven avait annoté « Prière pour la paix intérieur et extérieur ». Qu’on la considère comme une œuvre profondément religieuse ou comme un hymne fraternel adressé à l’humanité, la Missa solemnis transcende toute catégorie par ses seules qualités musicales.

 

Jérémie Bigorie

 

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