Publiée seulement en 1833, la Messe en si n’a certainement pas été jouée du vivant de Bach, mais est devenue au XIXe siècle un modèle d’écriture pour tous les compositeurs, avant que le renouveau baroque n’en fasse un incontournable de la musique sacrée allemande, au niveau des deux Passions. Si sa genèse demeure mystérieuse, la « Grande Messe catholique » (ainsi appelée par son fils Carl Philipp Emanuel Bach), véritable testament du compositeur, suscite à juste titre un engouement universel.
La composition de la Messe en si mineur s’étale sur une période exceptionnellement longue : près de vingt-cinq ans
Le premier élément tangible dont nous disposons pour tracer l’histoire de l’œuvre est l’offre en 1733 par Bach d’une Missa, composée d’un Kyrie et d’un Gloria, au nouvel électeur de Saxe Frédéric Auguste II, lequel venait d’accéder au trône de Pologne sous le nom d’Auguste III. Pour autant, aucune preuve n’atteste l’exécution de l’œuvre à Dresde lors des cérémonies officielles. S’agissant des autres éléments de cette « Grande Messe », les musicologues croisent le fer : s’il semble certain que Bach y travailla dans les dernières années de sa vie, à l’époque où il s’attelait par ailleurs à L’Art de la fugue, la conception de l’œuvre s’étend en réalité sur plus de vingt-cinq ans.
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On y trouve en effet des parties remontant à 1724 (Sanctus) et à 1733 (Kyrie et Gloria). Seuls le Credo et l’Agnus Dei datent de la période de 1747-49, bien qu’ils réutilisent nombre de fragments musicaux antérieurs. Ainsi se dessinent trois périodes de création : 1724, 1733 et 1747-49, un tiers de l’œuvre environ consistant en compositions « originales ». Mais n’oublions pas que la parodie (appliquer des paroles nouvelles sur de la musique pensée pour d’autres mots) était un processus relativement courant chez Bach, comme d’ailleurs chez maints compositeurs de l’époque – Haendel et Telemann au premier chef -, car c’était souvent la seule manière de donner à réentendre des pièces que leurs auteurs estimaient particulièrement réussies. Question : la Messe en si ne serait-elle donc qu’un montage hâtif, réalisé à la veille de sa mort par le vieux maître atteint de cécité ? Pour éclatées que soient ses origines, il convient de répondre par la négative : Bach n’en a pas moins envisagé cette œuvre comme un tout. Selon Gilles Cantagrel, son sens profond de l’équilibre structurel comme de sa force symbolique « témoigne d’une construction complexe, très savante, qui converge vers la figure centrale du Christ ».
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Souvent considérée comme une œuvre œcuménique, la Messe en si transcende les clivages entre les dogmes catholique et protestant
Bien que l’ampleur de cette messe – à l’instar de la Missa solemnis de Beethoven – la rende impropre à tout usage liturgique, une question demeure irrésolue : s’agit-il d’une œuvre luthérienne ou d’une messe catholique ? L’idée de « messe » appelle pour nous celle du catholicisme romain. D’autant que le texte du Credo stipule « Et unam, sanctam, catholicam et apostolicam Ecclesiam ». Or Bach était un luthérien fervent, à l’instar du prince-électeur. Rappelons toutefois que ce dernier embrassait aussi la religion catholique en tant que roi de Pologne et que cette dualité de confession se retrouvait à Dresde à travers la présence de deux chapelles ducales. Pour Raphaëlle Legrand, « la Messe en si n’est peut-être que le reflet de cette ambivalence. C’est sans doute la raison pour laquelle on la considère souvent comme une œuvre œcuménique ». Un avis corroboré par Albert Schweitzer lorsqu’il voit jouer en cette Messe « le subjectivisme protestant » et « l’objectivisme catholique ».
Le début du « Gloria » de la Messe en si mineur (Munich Opera Bach Orchestra, dir. Hans Richter)
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La Messe en si mineur se compose des cinq parties traditionnelles de la liturgie eucharistique
La Messe en si se compose des cinq parties traditionnelles de la liturgie eucharistique, divisées en vingt-cinq numéros où alternent, à la manière d’un oratorio, les chœurs et les airs de solistes. Ces derniers sont au nombre de cinq : soprano, alto (ou contre-ténor), ténor, baryton et basse. Les cinq pupitres de voix, comme les diverses familles d’instruments, y sont utilisés à tour de rôle dans les parties solistes. Epinglons le violon solo du « Laudamus te », qui s’aventure dans une tessiture très élevée, les suaves ritournelles du hautbois d’amour du « Qui sedes » ou les longues guirlandes de la flûte traversière de l’étreignant « Benedictus ». Gilles Cantagrel souligne la dimension symboliquement syncrétique de cette musique où « le style concertant ne s’oppose pas plus désormais au style polyphonique que le baroque à un archaïsme à présent chargé d’éternité ». Il y a naturellement les chœurs, à commencer par la « procession monumentale » (Raphaëlle Legrand) du Kyrie initial, vaste fugue à cinq voix qui semble la mise en musique de l’harmonie des sphères. La maîtrise contrapuntique de Bach est telle qu’il s’autorise quelques tournures archaïsantes, inspirées des techniques employées par l’école franco-flamande du XVIe siècle. Issu d’un mouvement de concerto perdu, le Gloria, propulsé par un rythme de danse et l’éclat des trompettes, est un hymne jubilatoire quand le majestueux Credo déploie un impressionnant édifice à sept parties réelles à partir d’un thème grégorien.
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A la mort de Bach en 1750, la partition échut à son fils Carl Philipp Emanuel, qui la mit à disposition d’érudits et de chercheurs. Forkel, premier biographe de Bach, mais aussi Haydn ou Beethoven s’en procurèrent des copies. En 1818, à la faveur d’une souscription en vue d’une première publication, le musicologue suisse Hans Georg Nägeli décrivit la Messe en si comme étant « la plus grande œuvre d’art musical de tous les temps et de tous les peuples ». Une appréciation à laquelle la postérité n’a pas manqué de souscrire.
Jérémie Bigorie