Daphnis et Chloé de Ravel : une vision rêvée de l’Antiquité

Comment ne pas frémir à l’écoute du « Lever du jour » de Daphnis et Chloé, qui demeure l’une des plus belles évocations de la nature et l’une des plus belles expressions du génie ravélien ? Ces 5 minutes de musique constituent l’apothéose d’une partition aussi saisissante qu’enivrante. Tout l’art orchestral du compositeur se déploie dans ce ballet que Stravinsky, autre maître du genre, considérait comme « l’une des plus belles œuvres de la musique française ».

Avec son nouveau ballet, Ravel s’inscrit dans cet élan helléniste qui inspire les artistes français.

« Mon intention en l’écrivant était de composer une vaste fresque musicale, moins soucieuse d’archaïsme que de fidélité à la Grèce de mes rêves, qui s’apparente assez volontiers à celle qu’ont imaginée et dépeinte les artistes français de la fin du XVIIIè siècle. » Ainsi écrit Ravel à propos de sa symphonie chorégraphique Daphnis et Chloé, créée en juin 1912 au théâtre du Châtelet par la troupe des Ballets russes. C’est une Grèce toute aussi fantasmée qui avait inspiré, quelques années plus tôt, en 1894, le célèbre Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy. Deux ouvrages emblématiques d’un mouvement artistique français puisant sa source dans la Grèce antique, apparu dans les années 1870 et dont la Belle époque se fera l’échos. L’hellénisme imprègne les arts : des toiles allégoriques de Puvis de Chavanne jusqu’aux spectacles de la danseuse Isadora Duncan. Les compositeurs y voient une réponse méditerranéenne à l‘influence nordique et à Wagner, dont ils souhaitent se démarquer en ces temps de nationalisme exacerbé. La Grèce idéalisée de Ravel ne répond pas, pour autant, à des préoccupations historisantes. Elle doit davantage à Rameau et à Watteau. Ainsi pourrait-on presque percevoir ces couples amoureux embarquant pour l’île de Cythère du chef d’œuvre de Watteau dans le tableau musical si sensuel que nous dresse le compositeur.

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Diaghilev offre aux compositeurs l’occasion d’exprimer leurs créativités et leurs audaces.

En cette année 1912, le genre du ballet révolutionne la vie musicale parisienne. Stravinsky vient de faire sensation avec  L’Oiseau de feu en 1910 puis Petroushka l’année suivante et s’apprête à bousculer tout un univers sonore avec Le Sacre du printemps dont la création en 1913 sera des plus mouvementées. Une profonde amitié et une admiration respective unissaient les deux compositeurs, comme en atteste leur riche et affectueuse correspondance. Et si tous deux ont pu s’exprimer avec autant d’inventivité dans le genre du ballet, c’est que l’art chorégraphique connaissait alors un formidable bouleversement grâce à la célèbre troupe des Ballets russes de Diaghilev. Les parisiens s’étaient notamment entichés de cet époustouflant Vaslav Nijinsky dont le talent allait jusqu’à supplanter l’image de la ballerine au profit du danseur masculin. C’est à lui que sera confié l’un des deux rôles titres de ce nouveau ballet commandé à Ravel par Diaghilev. Imaginée par le chorégraphe Michel Fokine, l’intrigue est empruntée à un roman pastoral de Longus datant de la fin du IIè siècle, racontant l’histoire du berger Daphnis amoureux de Chloé, enlevée par des pirates et sauvée par le Dieu Pan.

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Pour Diaghilev : « C’est un chef d’oeuvre, mais ce n’est pas un ballet. C’est la peinture d’un ballet. »

Ravel s’attelle dès 1909 à la réalisation de ce ballet, en collaboration avec Fokine et se confie sur ses difficultés dans une lettre adressée à l’une de ses amies en juin de cette année : « Je viens de passer une semaine folle : préparation d’un livret de ballet destiné à la prochaine saison russe. A peu près tous les soirs, travail jusqu’à 3h du matin. Ce qui complique les choses, Fokine ne sait pas un mot de français. Je ne sais que jurer en russe. Malgré les interprètes, vous imaginez la saveur de ces entretiens. » La création est prévue pour l’année 1911, mais le compositeur tarde à rendre sa copie, ne cessant de remanier tant le livret que la partition, stimulé notamment pas sa découverte de Petroushka. De nombreuses divergences l’opposent à Diaghilev, ce dernier jugeant la partition de Ravel plus symphonique que chorégraphique.

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Les premières répétitions suscitent de vives tensions entre Fokine et Nijinsky, tandis que les danseurs peinent à trouver leurs marques, confrontés à certaines difficultés rythmiques de la partition. Nijinsky choisit délibérément de s’opposer à la vision des créateurs, renonçant à tout effet de perspective, privilégiant des gestes peu adaptés aux courbes de la musique. Le ballet est finalement créé le 8 juin 1912, avec 3 jours de retard, au théâtre du Châtelet, sous la direction musicale de Pierre Monteux et dans des décors et costumes signés Leon Bakst. Il ne fera l’objet que de 2 représentations, au lieu des 4 prévues, et Ravel refusera de monter sur scène pour saluer le public. Les critiques se montreront assez sévères mais l’ouvrage saura obtenir un certain succès, sans pour autant susciter un impact comparable aux ballets de Stravinsky ou à la version chorégraphique du Prélude à l’après midi d’un faune, créée une semaine auparavant par le même Nijinsky. Daphnis sera repris la saison suivante à Paris puis présenté à Londres en 1914, mais sans la partie de chœur, provoquant ainsi la colère de Ravel. Plusieurs chorégraphes s’empareront par la suite de la partition, et l’œuvre entrera également au répertoire symphonique, grâce aux deux suites d’orchestre qui en seront tirées.

 

Daphnis et Chloé nous plonge dans une ambiance pastorale et raconte l’éveil amoureux de deux jeunes adolescents.

Tout commence un après-midi au milieu d’un bois, près d’une grotte, où se pressent un cortège d’adolescent venus faire offrande aux nymphes. Une série de danses de séduction ponctue la première partie du ballet : tandis que le jeune vacher Dorcon se montre grotesque, le berger Daphnis déploie toute sa grâce pour charmer Chloé. C’est ainsi qu’il obtient un baiser et suscite la jalousie de son rival. Mais à la tendresse et aux réjouissances de cet amour naissant répond aussitôt l’angoisse suscitée par l’arrivée des pirates. Une tension dramatique se fait sentir alors que chacun tente de se sauver. En trouvant l’une des sandales de Chloé, Daphnis réalise qu’elle a été enlevée et s’évanouit, laissant aux nymphes le soin d’invoquer le Dieu Pan. La deuxième partie s’ouvre sur la danse guerrière des pirates, retranchés dans leur camp avec leur prisonnière. Celle-ci se lance, à son tour, dans une danse suppliante d’une troublante sensualité quand, soudain, l’intervention divine de Pan permet à la jeune captive de se libérer. Résonne alors le miraculeux « lever du jour », ouvrant la troisième partie célébrant les retrouvailles de Daphnis et de Chloé. Les murmures des sources, l’éveil de la nature et des oiseaux accompagnent ces moments parmi les plus envoûtants de l’œuvre. Suit une pantomime évoquant les amours de Pan et de Syrinx, dans laquelle s’élève une délicate mélodie jouée à la flûte. Le ballet s’achève sur la danse générale, réunissant tous les personnages devant l’hôtel des nymphes et célébrant le nouvel amour de Daphnis et Chloé. Cette étourdissante bacchanale à 5 temps n’est pas sans évoquer, dans ses rythmes et ses couleurs, les Danses Polovstiennes  du Prince Igor  de Borodine ou Shéhérazade de Rimsky Korsakov que le compositeur disait même avoir copié.

« Lever du jour » de Dahnis et Chloé (Orchestre de Paris, dir. Paavo Järvi)

Le génie orchestral de Ravel irradie cette partition dont le point culminant est le « Lever du jour ».

Le chant des oiseaux annonce l’aube tandis que la nature se réveille peu à peu, que la lumière jaillit, qu’une explosion sonore nous emporte jusqu’à l’apothéose. Ravel nous offre ici, au début de la 3ème partie de l’œuvre, l’une des plus étourdissantes et des plus sensuelles célébrations de la nature. Le compositeur déploie de sublimes palettes de couleurs, des textures orchestrales aussi chatoyantes qu’impalpables. De ce kaléidoscope de timbres, émerge la flûte à laquelle Ravel confie également un extraordinaire solo dans la pantomime qui suit. Les interventions du chœur, à bouche fermé ou sur des onomatopées, contribuent à renforcer la dimension onirique de cette partition qui sait se faire intime et pudique comme fulgurante voire explosive. Car à travers cette œuvre, la plus longue qu’il n’ait jamais écrite, Ravel exploite une multitude d’effets sonores d’un raffinement et d’une transparence inouïs. Un art et une virtuosité orchestrale dont le compositeur saura faire preuve, à nouveau, dans d’autres ballets emblématiques, de l’inquiétante « Valse » à l’ensorcelant « Boléro ».

 

Laure Mezan

 

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