Aïda de Verdi, un opéra italien dans l’Egypte antique

Hippodrome Opéra, poster 1908

Tout le monde connaît les trompettes d’Aïda. Mais l’opéra de Verdi ne se résume pas à quelques fanfares grandiloquentes et des amoureux à la Roméo et Juliette. L’ouvrage assume le double héritage du grand opéra français et du mélodrame italien. Commandée par l’Opéra du Caire, l’œuvre insère des références orientalisantes et s’inscrit dans une collaboration avec l’égyptologie française.

Verdi reçoit la commande d’Aïda suite à l’inauguration du canal de Suez

S’il est un opéra propice au grand spectacle, c’est bien Aïda. Cérémonie rituelle dans un temple égyptien, défilé militaire triomphal, tout concourt au monumental. Marius Petipa, chargé de chorégraphier les ballets lors de la reprise en Russie, s’en souviendra quand il concevra La Bayadère en 1877. Mais Aïda est à la mesure de son commanditaire, le vice-roi d’Egypte Ismaïl Pacha. Celui-ci vient d’inaugurer en 1869 à la fois le canal de Suez et l’Opéra du Caire. Pour ce premier théâtre lyrique en Afrique, la forme du grand opéra à la française, avec ses décors somptueux et ses ballets, s’est donc imposée naturellement. Verdi connaît le genre, pour s’y être déjà frotté à Paris avec Les Vêpres siciliennes et Don Carlos. C’est Camille du Locle, ancien directeur-adjoint de l’Opéra de Paris, tout nouveau directeur de l’Opéra-Comique et également co-écrivain du livret de Don Carlos, qui propose le projet d’Aïda à Verdi, et qui en rédige le livret. On ne sait pas exactement qui a eu l’idée du sujet en premier, même si elle est souvent attribuée à Auguste Mariette, égyptologue français attaché au Louvre, alors directeur du musée Boulaq au Caire et responsable des chantiers de fouilles à Memphis. Il donnera ainsi de nombreux conseils pour les décors et les costumes, réalisés dans les ateliers de l’Opéra de Paris. Verdi termine sa partition à la fin de l’année 1870. Mais la guerre contre la Prusse, puis la Commune, empêchent les décors de quitter la capitale française ! La création d’Aïda doit être reportée. L’œuvre sera finalement donnée pour la première fois le 24 décembre 1871. C’est un triomphe, que confirme la première italienne à La Scala de Milan en février 1872.

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Le couple d’amoureux Aïda et Radamès ne peut être uni que dans la mort

Comme souvent dans l’opéra romantique, le propos tourne autour des amours malheureux d’un couple, déchiré entre passion et devoir, et tourmenté par un(e) rival(e) jaloux(se). Ici nous sommes au temps des pharaons, alors qu’une guerre oppose l’Egypte à l’Ethiopie. Les amoureux sont Aïda, princesse éthiopienne captive (soprano), et Radamès, général égyptien (ténor). Déjà difficile par leur appartenance à des camps rivaux, leur histoire d’amour est compromise par Amnéris (mezzo), fille du pharaon et amoureuse de Radamès. Comme toujours, Verdi se montre expert de l’efficacité dramatique. Le premier acte plante clairement la situation du trio amoureux. Les suivants mènent l’action tambour battant, en relançant le suspens avant chaque tombé de rideau. Pas de pardon dans cet opéra, mais un châtiment à mort. Aïda diffère en cela de Nabucco, créé 30 ans plus tôt, où Fennena est libérée après avoir rejoint le camp adverse par amour. Radamès, lui, est enterré vivant au dernier acte et Aïda choisit de mourir avec lui. Une conception romantique du trépas, perçu comme unique moyen à l’union des amants. La mort dans un caveau n’est d’ailleurs pas sans rappeler le destin de Roméo et Juliette, que d’autres romantiques comme Gounod et Berlioz ont mis en musique quelques années plus tôt. Avec ses multiples péripéties et sa focalisation sur le trio amoureux, Aïda assume l’héritage du melodramma italien.

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Nabucco appelait à lutter pour la liberté, Aïda n’est qu’une histoire d’amour qui finit mal

Dans Aïda, tout tourne autour de l’amour. On retrouve certes les thèmes du pouvoir et de la liberté, omniprésents dans l’œuvre de Verdi, mais uniquement vus à travers le prisme amoureux. C’était plutôt l’inverse dans les ouvrages de jeunesse comme Giovanna d’Arco (1845) ou Attila (1846), où la situation sentimentale passait au second plan. Ainsi, dans Nabucco, trouvait-on déjà des amoureux issus de deux peuples en guerre dans des régions orientales. Mais ce décor mettait en lumière l’insatiabilité de la quête du pouvoir à tout prix (Abigaïlle), l’aspiration à la liberté physique et religieuse (Fennena et les Hébreux) et une réflexion sur la folie guettant l’autocrate (Nabucco). Dans Aïda, le sujet principal devient le conflit entre amour et devoir qui ne trouve d’issue que dans la mort. Don Carlo en donnait aussi un aperçu, mais avec une réflexion sur le pouvoir politique absente d’Aïda. Le contexte de composition n’est certes pas le même. A l’époque de Nabucco (1842), l’Italie encore morcelée en petits Etats revendique son unification. C’est chose faite lorsque Don Carlos est créé à Paris en 1867. Verdi a été élu député en 1861, mais il fréquente peu le Parlement et la politique le déçoit vite. Il ne mettra quasiment pas non plus les pieds au Sénat, lorsqu’il y entre en 1874. Don Carlo(s) laisse percevoir cette désillusion du pouvoir, qu’anticipait déjà d’une certaine façon Simon Boccanegra (1857). Dans Aïda (1871), la politique n’est plus qu’un décor, même si on peut voir dans l’Egypte victorieuse l’ombre de la Prusse venant d’écraser les Français.

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L’opéra s’inspire de l’Egypte des pharaons, à une époque où l’Orient fascine les artistes

Pour composer Aïda, Verdi s’informe sur l’Egypte ancienne : quels étaient les instruments, à quoi ressemblaient les danses sacrées, etc. L’Egyptologue Auguste Mariette, qui apporte son concours aux costumes et décors, lui donne sans doute quelques informations. Il ne s’agit pas d’ethnomusicologie, mais plutôt de se mettre dans l’ambiance, même si Verdi s’offre le caprice de commander à un facteur italien des trompettes… « à l’antique » ! En composant l’opéra, il glisse dans la partition des inflexions modales et des intervalles augmentés qui sonnent “arabisants” aux oreilles d’un public européen, en particulier dans les ballets (Danse sacrée des prêtresses, Danse des esclaves maures…). Harpe, flûte et percussions (triangle, tambourin) se font également “couleur locale”. Le succès d’Aïda en Europe reflète la curiosité du public pour “l’Orient” mais aussi l’intérêt que lui témoignent les artistes pendant tout le XIXème siècle. Byron, Delacroix, Chassériau… les écrivains et les peintres sont allés à la rencontre de cet Orient mystérieux.

Marche triomphale d’Aïda (Metropolitan Opera de New York en 1989)

 

Mais les compositeurs, s’ils lui empruntent parfois des sujets, ne cherchent guère à l’illustrer musicalement, sauf Félicien David qui fait figure d’exception avec Le Désert en 1844. Dans le dernier quart du siècle, en revanche, les couleurs orientalisantes se glissent dans la musique : Djamileh (1872) de Bizet, les Mélodies persanes et leur envoûtante “La Brise” (1870) ou le Concerto “L’Egyptien” (1896) de Saint-Saëns, sans oublier la Bacchanale de Samson et Dalila (1877) du même Saint-Saëns, Schéhérazade (1888) de Rimsky-Korsakov, la Danse arabe de Casse-Noisette (1892) de Tchaïkovsky, etc. Si l’orientalisme d’Aïda paraît un peu trop convenu, il s’inscrit néanmoins dans les relations artistiques que l’Europe entretient avec le Maghreb.

 

La musique d’Aïda est plus complexe qu’elle ne paraît de prime abord

Aïda rime bien souvent dans notre esprit avec ses fameuses trompettes (réutilisées jusque dans les jeux vidéo !) et le guerrier “Ritorna vincitor”. Mais on aurait tort de réduire l’opéra à ces fanfares un tantinet pompier. Radamès peut aussi émouvoir (l’air “Céleste Aïda” ou celui “Morir ! Si pura e bella” de la fin), et Amnéris n’est pas qu’une jalouse aux éclats de voix flamboyants mais une femme aux émotions variées. Quant à Aïda, sa dernière scène (“Vedi?… di morte l’angelo”) est chantée toute en douceur, accompagnée de la harpe et des cordes dans l’aigu. Verdi s’était déjà essayé à ce genre d’écriture diaphane dans le Prélude de La Traviata, mais ici il l’applique également à la voix. On reste cependant un peu surpris du peu d’importance accordée au baryton (père d’Aïda) et aux deux basses (le pharaon et le grand prêtre), relégués au second plan, quand d’autres opéras de Verdi (Nabucco, Don Carlo, Simon Boccanegra) exploraient les possibilités musicales et dramatiques de leur tessiture sombre.

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On remarque aussi que Verdi revient presque au découpage en numéro, structure habituelle au début de sa carrière mais qu’il avait abandonnée pour une continuité musicale, à l’instar de Wagner. Ainsi la romance pour l’entrée de Radamès, organisée en A-B-A, que seul l’accompagnement plus recherché différencie de Donizetti. Nostalgie de l’opéra romantique italien, ou volonté d’une forme plus lisible et donc plus facilement accessible pour le public ? Verdi s’inquiète de la présence en Italie des œuvres de Wagner et de leur influence sur la jeune génération. Au désir égotique de rester LE maître de l’opéra dans son pays, se joint le souci de la sauvegarde du “chant italien”. Cependant, Aïda n’est pas pour autant un retour en arrière. Verdi s’est replongé, après Don Carlos, dans l’étude de la fugue et du contrepoint. Aïda s’en ressent. Des harmonies audacieuses, en particulier pour le rôle-titre, et des modulations inattendues sont également à relever. Enfin l’accompagnement est particulièrement soigné, prenant presque par moment le pas sur le chant. Voilà qui fait s’exclamer au compositeur Ernest Reyer, critique au Journal des Débats : “un autre Verdi se manifeste”.

Derrière son apparence grandiose et son orientalisme à la mode, Aïda révèle une brillante synthèse du grand opéra français et du mélodrame italien. L’opéra fait immédiatement mouche auprès du public, avec des personnages touchants et une structure musicale plus simple que les ouvrages de Verdi immédiatement antérieurs. Ceci explique son succès encore aujourd’hui, aussi bien dans les théâtres que dans la programmation de lieux réputés plus populaires comme les stades.

 

Sixtine de Gournay

 

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