EXCLUSIF – Marina Ovsiannikova : Rencontre exceptionnelle avec la journaliste dissidente russe

Radio Classique

Elle restera comme l’un des visages de la guerre en Ukraine. Marina Ovsiannikova, la journaliste et dissidente russe qui avait brandi une pancarte « No War » en direct sur la principale chaine d’information russe, aux premiers jours du conflit, était l’invitée exceptionnelle de Radio Classique ce matin à 7h40.

Accusée d’espionnage, de diffusion de fausses informations sur l’armée russe, elle risquait 10 ans de prison lorsqu’elle a fui Moscou, aidée par Reporters Sans Frontières. Aujourd’hui exilée en France, celle qui incarne la contre-propagande russe publie « No War – l’incroyable histoire de la femme qui a osé s’opposer à Poutine », aux éditions L’Archipel.

Sur Radio Classique, elle revient sur cet incroyable coup d’éclat médiatique, se confie sur les fractures de la société russe et sa nouvelle vie de réfugiée.

« Sous nos yeux se déroulait le plus grand crime du 21ème siècle »

Un an après votre coup d’éclat, quel regard portez-vous sur ce geste et ce qui en a suivi ?

En faisant ce geste, je me suis littéralement jetée sous un char. Je ne pouvais pas me taire. Sous nos yeux se déroulait le plus grand crime du 21ème siècle. Poutine avait entraîné la société russe dans cette guerre et essayait de s’attirer les faveurs de l’opinion publique.

Je ne pouvais plus manger, ni boire, cette horreur a évoqué en moi toutes les images que j’ai vécu enfant, pendant la guerre de Tchétchénie, quand j’ai dû fuir ma maison en laissant tout sur place. J’ai compris à ce moment-là, que le système de propagande russe a permis que cette guerre éclate. Il fallait agir, il fallait faire quelque chose.

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Ce 14 mars 2022, 3 semaines après le début de la guerre, vous déboulez derrière la présentatrice de cette émission phare. Vous souvenez-vous de ce qu’il s’est passé dans votre esprit à ce moment précis, et pensez-vous à ce qui peut se passer après : être arrêtée, envoyée en prison ou pire encore ?

 A ce moment précis, peu m’importait ce qu’il adviendrait de moi. Tout ce que je voyais, c’est cet atroce crime de guerre qui se déroulait sous mes yeux. Je voyais les larmes, le sang, la souffrance des réfugiés ukrainiens sur les routes.

J’étais prête à passer quelques années en prison pour cet acte de protestation, j’étais persuadée que tout allait s’arrêter très vite, qu’on allait réussir à arrêter Poutine et que, même ceux qui étaient jetés en prison pour protestation, seraient libérés assez rapidement. A l’époque, je ne pensais pas que les choses se passeraient ainsi.

« Des millions de familles russes sont déchirées par cette guerre »

Vous avez eu 14h d’interrogatoire, une amende, une assignation à résidence dans l’attente d’un procès. Vous avez pu vous évader, mais est-ce qu’aujourd’hui, vous estimez avoir été « relativement épargnée » par le régime, d’avoir eu une forme de chance ?

J’ai joué plusieurs fois à la roulette russe et j’ai eu de la chance, car lors de ma protestation, il y a eu une longue discussion au Kremlin pour savoir si ma peine relevait du pénal ou de l’administratif. Si on m’infligeait une peine pénale, ça faisait de moi une « héroïne » qui a défié le Kremlin, ce dont le Kremlin voulait se passer. Ils ont donc choisi une voie détournée, celle de la conspiration, de la manipulation.

Des informations ont immédiatement circulé, me présentant comme une espionne britannique, on a dit que mon passage à la télé n’avait pas été en direct, que c’était une opération commanditée par les services spéciaux russes. Tout a été fait pour me discréditer aux yeux du public russe.

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Vous avez vous même participé, en quelque sorte, à cette machine de propagande russe. Votre propre famille, votre propre mère vous ont critiqué. Comment est-ce possible d’avoir une telle fracture à l’intérieur des familles et de la société russe ?

Ma famille a commencé à se retourner contre moi directement après mon geste. Mon ancien mari, qui travaille pour le Kremlin, a entamé un nouveau procès pour me retirer la garde de mes enfants. Ma mère m’a dit que ma place était en prison, car j’ai osé élever la voix contre Poutine. Des millions de familles russes sont déchirées par cette guerre.

Au sein de la même famille, on peut rencontrer des positions radicalement pour, ou contre la guerre. C’est un fait, cette guerre détruit les familles russes. Ce qui est terrible pour la société russe, qui est déjà en pleine dépression.

Marina Ovsiannikova a trouvé refuge en France

Avez-vous l’impression que votre geste a été vu, compris, et utile au grand public russe ? Et regrettez-vous que d’autres journalistes n’aient pas eu le même type de courage que vous par la suite ?

Ce message s’adressait surtout à l’élite russe. Je voulais dire « regardez, ici, au sein de votre chaine favorite, qui a toujours été un symbole et l’appui du Kremlin, des gens pensent autrement ».

Mes collègues suivent les règles définies, pensent comme moi, mais ne le montrent pas. Juste après mon acte, il y a eu une vague de gens qui ont quitté leur poste, mais sans atteindre une très grande échelle, car ces gens ont compris qu’ils n’avaient nulle part où aller, c’est la même chose partout.

Après votre fuite, vous avez trouvé refuge en France. Vous sentez-vous en sécurité, ou menacée ?

Je remercie la France du fond du cœur. La France m’a déjà sauvé la vie deux fois. La première, pendant mon interrogatoire, lorsque Emmanuel Macron m’a proposé une protection consulaire et l’asile politique. Tout de suite, le déroulement de mon interrogatoire a complètement changé et j’ai compris que je m’en sortirais plutôt avec une amende.

La deuxième fois, c’était lorsque Reporters Sans Frontières m’a aidé à fuir mon lieu d’assignation à résidence. Sans leur aide, ça n’aurait pas été possible. En France je me sens plus tranquille, plus rassurée. Evidemment, je suis des consignes de sécurité, mais je ne peux pas vivre dans la peur permanente. Je me suis habituée, je n’ai plus peur, je parle ouvertement, je dis ce que je pense, donc je me sens plutôt en sécurité.

« La Russie devra reconnaitre ses fautes et être jugée devant un tribunal »

Une question d’actualité : il y a eu cette attaque présumée de drones contre le Kremlin, présentée par Moscou comme un attentat contre la vie de Vladimir Poutine : est-ce crédible ?

Cette attaque est une vraie honte pour la défense anti-aérienne russe. C’est un échec total, une humiliation publique de Poutine devant la communauté internationale. Je ne sais pas qui a organisé cette attaque, ça peut être des activistes ukrainiens ou russes sur le sol russe, mais je sais que cette attaque a donné un nouvel élan d’espoir aux ukrainiens et peut peut-être stimulé une contre-offensive de l’Ukraine et lui donner un coup de fouet.

Les nouvelles hypothèses qu’on voit émerger comme quoi cette attaque a pu être montée de toutes pièces par les services spéciaux russes, à mon avis, ne sont pas crédibles. L’humiliation n’était pas un objectif des services spéciaux.

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Comment rêveriez-vous que l’on sorte de ce conflit, que cette guerre s’achève ?

Cette guerre doit finir par une victoire totale de l’Ukraine. Il n’y a pas d’autre issue possible. C’est uniquement par une victoire ukrainienne que la Russie pourra retrouver le chemin de la démocratie et j’espère qu’elle suivra le chemin de l’Allemagne après-guerre.

Elle devra payer les réparations, reconnaitre ses fautes, devra être jugée devant un tribunal. Il n’y a aucune autre issue pour que la Russie retrouve le chemin de construction démocratique.

François Geffrier, Rémi Vallez, Ondine Guillaume

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