Parade de Satie, l’acte de naissance du surréalisme

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Le Ballet Parade de Satie marque une date dans l’histoire des avant-gardes. Imaginé par Cocteau, avec des décors et costumes signés Picasso et une chorégraphie de Massine, il est créé au Châtelet en pleine Première guerre mondiale. Il déclenche un scandale en mêlant cubisme, futurisme et music-hall. Pour lui, Apollinaire invente le mot surréalisme. Une fois de plus, Diaghilev a vu jute en faisant confiance aux artistes : ses Ballets russes ont à nouveau surpris le public parisien et restent à la pointe de la modernité.

Pour le public, Parade est un choc esthétique en pleine guerre mondiale

Le 18 mai 1917, le public du Théâtre du Châtelet découvre la nouvelle création des Ballets russes de Serge Diaghilev : Parade. L’immense rideau de scène de Picasso s’offre au regard tandis que les spectateurs gagnent leurs places. Il n’est pas sans rappeler la « période rose » du peintre avec son arlequin, sa grosse boule d’équilibriste au premier plan, et le plancher encadré de lourds rideaux rouges devant un arrière-fond de verdure qui suggère un théâtre éphémère. Les saltimbanques sont assis autour d’une table, tandis qu’à gauche une écuyère ailée surmonte un Pégase. Dominantes de rouge, blanc et bleu, les trois couleurs étant réunies sur l’échelle qui disparait dans le plafond. Une allusion au drapeau tricolore alors que la première guerre mondiale fait rage à l’est ?

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Le chef d’orchestre Ernest Ansermet lance le « Choral » et le « Prélude au rideau rouge » composés par Satie, puis la scène apparait. Contraste. Après le rideau de scène onirique tout en couleurs, Picasso a conçu un décor cubiste en noir et blanc évoquant l’entrée d’un chapiteau de cirque. Les spectateurs ne sont pas au bout de leurs surprises. La chorégraphie de Leonide Massine n’est sans doute pas l’élément le plus déconcertant, les Ballets russes ayant déjà révolutionné la danse avec Nijinsky dans L’Après-midi d’un faune et Le Sacre du Printemps. Mais les costumes cubistes, haut de trois mètres, des deux premiers personnages ont de quoi surprendre. Et que dire de la caricature de cheval,  géant volontairement grossier, qui vient narguer le public… sans musique ! Quant à la partition de Satie, elle joue à fond la carte de l’ambiance foraine, mêlée de music-hall. Rien à voir avec les créations des Ballets russes immédiatement antérieures, qui avaient utilisé Kikimora de Liadov (Contes russes, 1917), la Pavane de Fauré (La Meninas, 1916) et Snegourotchka de Rimsky-Korsakov (Soleil de nuit, 1915).

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Autant de légèreté, alors que des hommes donnent leur vie pour le pays, soulève l’indignation d’une partie du public. La représentation a beau être officiellement donnée au profit des gueules cassées, le devoir de rire en temps de guerre, réclamé par Cocteau le jour-même dans la revue L’Excelsior, passe mal. Huées et sifflets éclatent. Des applaudissements, aussi, qui l’emportent sur les grincheux. A la fois scandale et succès, Parade fait parler de lui. Cocteau, à l’origine de l’œuvre, peut être satisfait.

 

Cocteau propose à Satie de s’associer à lui pour impressionner Serge Diaghilev

En 1915, Valentine Gross, future épouse de Jean Hugo, présente Erik Satie à Cocteau. Le poète travaille alors à un projet autour du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare avec Edgar Varèse, et commande à Satie Cinq Grimaces pour ce projet théâtral. Malheureusement la guerre complique la logistique, et l’œuvre est abandonnée au milieu de ses premières répétitions. Cocteau imagine alors un autre projet d’avant-garde et propose à Satie de s’y associer : Parade.

Satie y voit l’opportunité de se faire jouer, lui qui peine à imposer ses œuvres. Pourtant, on peut se demander si ce n’est pas plutôt Cocteau qui a besoin de lui. Le compositeur compte parmi ses fidèles le pianiste Ricardo Viñes et le jeune George Auric. Mais surtout, il a réussi à gagner l’estime musicale et l’amitié de Debussy et de Stravinsky. Aux yeux de Cocteau, ces deux-là ne sont pas seulement des compositeurs géniaux, ils ont aussi travailler avec Diaghilev, l’influent directeur des Ballets russes. Pour lui Stravinsky a composé L’Oiseau de feu, Petrouchka et Le Sacre du Printemps, tandis que Debussy l’a autorisé à utiliser son Prélude à l’Après-midi d’un faune pour une chorégraphie de Nijinsky. Or depuis 1910, Cocteau veut se faire remarquer par Diaghilev et grâce à lui faire partie de cette modernité qui triomphe à Paris au début du XXème siècle. Il a déjà essayé en 1912 avec le ballet Le Dieu bleu, interprété par les danseurs de Diaghilev sur une musique de son ami Reynaldo Hahn. C’est un échec. Pour que Diaghilev lui fasse à nouveau confiance, il va falloir qu’il lui propose un spectacle autrement plus novateur. Il lui faut pour cela s’entourer d’artistes propres à susciter sa curiosité, sinon son enthousiasme. Picasso, au premier rang de l’avant-garde depuis ses Demoiselles d’Avignon en 1908, ferait bien l’affaire. Et Satie connaît Picasso. 

 

Avec le ballet Parade, Cocteau recycle le projet inabouti de David

Déjà, en 1914, Cocteau avait tenté un retour en grâce auprès de Diaghilev avec l’argument d’un ballet intitulé David. « Devant une baraque foraine, un acrobate ferait la parade de David, grand spectacle supposé donné à l’intérieur; un clown qui devient ensuite une boîte, pastiche théâtral du phonographe forain, formule moderne du masque antique, chanterait par un porte-voix les prouesses de David et supplierait le public de pénétrer pour voir le spectacle à l’intérieur. » Mais l’idée de la mise en abîme n’est pas nouvelle : Stravinsky l’a déjà exploité dans Petrouchka. Le jeu entre humain réel et simulacre par la technique est intéressant mais pas suffisant. Bref, Diaghilev n’est pas convaincu. Cocteau a échoué une deuxième fois.

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L’homme de lettres persévère dans son idée du « spectacle dans le spectacle », du monde des forains (un univers qui inspirera bien plus tard un ballet à Henri Sauguet chorégraphié par Roland Petit, Les Forains en 1945) et de la réclame dans le porte-voix, mais lui donne une autre forme. Il transforme l’unique protagoniste en 3 danseurs  : le prestidigitateur chinois, la petite fille américaine et l’acrobate. Voilà le projet de ballet qu’il soumet à Diaghilev, avec la promesse de Satie pour la musique, Picasso pour les décors et les costumes, et Apollinaire pour le programme du spectacle distribué en salle. Bien-sûr Cocteau aurait pu écrire ce programme lui-même. Mais la caution du poète, réputé pour soutenir l’avant-garde, est un atout de plus. Cette fois Diaghilev est séduit, moins sans doute par l’idée de Cocteau que les talents qu’il a réussi à regrouper. Il y ajoute le nouveau chorégraphe des Ballets russes, Leonide Massine.

 

Satie et Picasso font évoluer le projet initial jusqu’à pratiquement évincer Cocteau

En s’adressant à Satie, Cocteau avait en tête ses Trois morceaux en forme de poire (1903). Mais le compositeur insiste pour écrire une nouvelle œuvre. L’argent touché lui sera bien utile au vu de ses perpétuelles difficultés financières. Pour convaincre son commanditaire, il argumente sur son évolution stylistique : en 1908, il a obtenu son diplôme de contrepoint à la Schola Cantorum dans la classe d’Albert Roussel, et ne veut pas réutiliser une œuvre composée à une époque où il manquait encore de connaissances techniques.

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La musique de Parade a de quoi dérouter les spectateurs. Comme le relève Pierre Brévignon, « les morceaux sont juxtaposés sans développement ni transition; le strict canon du Prélude enchaîne sur des boucles mélodiques répétitives correspondant aux numéros [des personnages], avant l’apparition d’un ragtime qui, un mois après l’entrée en guerre officielle des Etats-Unis, semble se situer à égale distance entre l’hommage et l’ironie ». L’insertion de bruits dans la musique de Parade est encore une idée de Cocteau. Il a lu le manifeste futuriste de Russolo publié en 1913, et suggère divers accessoires. Satie, d’abord réfractaire, garde finalement la machine à écrire, la roue de loterie, le revolver et la sirène, non sans avoir fait le tri parmi les propositions de Cocteau. Quant aux énigmatiques « flaques sonores », elles sont probablement un ajout du musicien lui-même.

Le ballet Parade, donné en 2007 au festival Europa Danse
 

Si Satie et Picasso s’emparent de l’atmosphère foraine voulu par Cocteau, ils refusent en revanche les haut-parleurs et les slogans criés par des acteurs assis à l’orchestre. Pas de voix dans Parade. Lorsqu’on sait que les haut-parleurs devaient diffusé la voix de Cocteau lui-même, on constate que l’homme de lettres se fait tout simplement évincé de la réalisation de son projet ! Deux personnages (muets !) sont ajoutés à la place, appelés les manager français et américain, pour lesquels Picasso conçoit les fameux costumes cubistes de trois mètres de hauteur.

 

Pour Parade, Apollinaire invente le mot « sur-réalisme », qui allait ouvrir une nouvelle voie à l’avant-garde

Dans le programme distribué lors de la première, Apollinaire parle de « sur-réalisme ». Une nouvelle esthétique est née, qui ouvrira la voie à de nombreux artistes, aussi bien en musique qu’en peinture et même en littérature. Dans la salle, André Breton et Francis Poulenc. Ce dernier, alors âgé de 18 ans, racontera plus tard : « Il n’y a pas que les machines à écrire qui scandalisèrent dans Parade. Tout était neuf – argument, musique, spectacle. […] Chaque art ruait dans les brancards. » Germaine Tailleferre, Louis Durey et George Auric sont également présents. Trois ans plus tard, ils écrivent avec Poulenc et Darius Milhaud l’Album des Six, qui doit beaucoup à Satie.

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Le travail conjoint de Satie, Picasso et Massine ne s’arrêtera pas là. En 1924, Etienne de Beaumont réunira à nouveau l’équipe pour un autre ballet, Mercure. Cependant Parade marque aussi le début de la collaboration de Picasso avec les Ballets russes. Il participera ensuite au Tricorne (1919) sur la musique de Falla, et au Pulcinella (1920) néoclassique de Stravinsky. En 1924, il acceptera qu’une de ses toiles soit adaptée en rideau de scène pour le Train bleu de Milhaud, chorégraphié par Bronislava Nijinska. Une aventure à laquelle Cocteau participera aussi. Le jeune ambitieux de 1912, à qui Diaghliev avait lancé « Etonne-moi » en espérant le voir passer son chemin, a réussi son pari : il fait partie de l’avant-garde dont Tout-Paris parle.

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Parade sera repris en 1921. Le contexte des années folles est plus propice à la légèreté de l’œuvre, et donc le public plus à même de l’apprécier. André Gide rapporte, taquin : « Cocteau se promène dans la coulisse où je vais le voir. […] Il sait que les décors, les costumes sont de Picasso, que la musique est de Satie, mais il doute si Picasso et Satie ne sont pas de lui. »

 

Sixtine de Gournay

 

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