Comme les Etudes de Frédéric Chopin, celles de Franz Liszt posent les nouvelles bases de la technique pianistique, et préfigurent pour certaines d’entre elles l’impressionnisme musical. « Liszt est au jeu pianistique ce qu’Euclide est à la géométrie » (Alain Walker)
C’est en rompant avec sa vie d’itinérant que Franz Liszt donnera la pleine mesure de son génie
On n’insistera jamais assez sur l’importance de la décennie 1850-60 dans la vie de Franz Liszt : elle ouvrit à son génie le champ qu’il était prêt à occuper. C’est en effet à la faveur de son installation à Weimar, en 1848, au poste de Kapellmeister, qu’il s’accomplit pleinement comme compositeur, chef d’orchestre (il crée entre autres Lohengrin de Wagner dès 1850), mais aussi héraut d’une nouvelle esthétique connue sous le nom de « musique de l’avenir ». Quel chemin parcouru, depuis le virtuose-batteur d’estrades de la Glanzperiod ! Que resterait-il en effet de Liszt aujourd’hui si la camarde l’avait emporté la même année que Chopin (1849), son double polonais, dont il est à la fois si proche et si différent ? Au vrai, quelque précoces que fussent ses dons, il connut une maturité plus tardive que son aîné de quelques mois qui, âgé de seulement 20 ans, avait déjà à son actif d’incontestables chefs-d’œuvre, marqués du sceau de la perfection : les deux Concertos et les Etudes op. 10 (qui lui sont dédiées). Alfred Brendel n’hésite pas à affirmer que « si Liszt n’avait laissé que paraphrases d’opéras et transcriptions de lieder, sa mémoire ne serait guère restée plus vivante que celle d’un Sigismund Thalberg ».
A lire aussi
C’est en rompant avec sa vie d’itinérant – et au même moment avec la comtesse Marie d’Agoult – qu’il donnera la pleine mesure de son génie. A Weimar, le pianiste le plus célèbre de son temps passe ses manuscrits au crible d’une autocritique visant à l’épure quand proliférait une écriture surchargée d’acrobaties digitales (que l’on songe à la version originelle des Etudes transcendantes !). Verront le jour durant cette décennie d’« efflorescence prodigieuse » (pour reprendre le mot de Proust sur les Ballets russes) : la Sonate en si mineur (1853), douze des treize poèmes symphoniques (dont il inaugura le genre et modula l’esthétique), les Faust (1854-57) et Dante (1856) symphonies, ainsi que la révision définitive d’œuvres préexistantes, tels cet Album du voyageur rebaptisé Années de pèlerinage, et ces Etudes transcendantes (1851) et Grandes études de Paganini (1851). Si le piano passe au second plan derrière les œuvres orchestrales, il n’est pas négligé pour autant.
A lire aussi
L’élément mécanique se transmue en poésie ; la virtuosité, boîte à outils au service de l’âme, ne va jamais contre la main du pianiste
Le recueil complet des 12 Etudes d’exécution transcendante connut plusieurs éditions successives. La version définitive, dédiée à Victor Hugo, fut éditée séparément à Paris, chez l’éditeur Schlesinger, en 1852. Elle constitue le remaniement ultime des versions antérieures de 1826 (Etudes en 48 exercices) et 1837 (24 Grandes Etudes). Un monde les sépare, mais cette révolution du clavier est déjà à l’œuvre chez l’adolescent de 15 ans, fût-il encore sous l’influence de Czerny. L’esprit est celui de la musique à programme : les titres reflètent cette fratrie entre les arts chère au compositeur qui ne peut se résigner à de simples exercices pédagogiques. Ainsi Lamartine est-t-il sollicité dans « Harmonies du soir », Hugo et Byron dans « Mazeppa », quand il ne fait pas appel à sa propre vie intérieure.
A lire aussi
L’élément mécanique se transmue en poésie ; la virtuosité, boîte à outils au service de l’âme, ne va jamais contre la main du pianiste, quand bien même elle en sollicite toutes les facultés. Chopin reconnaissait qu’on pouvait détruire sa technique en travaillant mal ses Etudes. Rien de tel chez Liszt. De même, là où le Polonais aspire à l’idéal de la ligne vocale à travers l’expressivité du rubato – certes moins dans les Etudes que dans les Nocturnes – le Hongrois recherche la richesse orchestrale au moyen d’une dynamique éloquente. L’instrument lui sert en tant qu’expression approximative de sa haute culture, de sa foi, de son être.
A lire aussi
Conçues comme un véritable cycle soudé par la succession des tonalités, les Etudes, délibérément monothématiques, sont dominées par la forme à variations (« Paysage », « Mazeppa », « Vision », « Harmonies du soir »). En anticipant l’impressionnisme (« Paysage »), la polyrythmie (partie centrale de « Wilde Jagd »), en dépassant les limites de l’écriture harmonique et mélodique (« Chasse-neige ») ou en introduisant des procédés inédits avant lui (les trois portées de « Mazeppa »), Liszt trace les voies de la musique de l’avenir en même temps qu’il tire profit au maximum des possibilités des instruments de son temps, notamment du fameux double échappement mis au point en 1822 par le facteur de piano Jean-Baptiste Erard.
A lire également
Longtemps perçues comme un genre mineur au service du propos pédagogique, les études acquièrent au XIXe siècle, grâce à Liszt et Chopin, un statut d’œuvre d’art à part entière
Conquis par la « puissance magnétiquement communicative » (Balzac) de Paganini qu’il entendit en concert, Liszt a tenté de réaliser au piano ce que le maître italien obtenait de son seul violon. Les Etudes d’après Paganini font montre d’une virtuosité plus explicitement démonstrative que les Etudes d’exécution transcendante. Soit elles tentent de reproduire au clavier les effets caractéristiques du violon, soit, au contraire, elles visent à surclasser le modèle en exaltant les ressources infinies du piano. Chacune d’elles traite d’un problème technique particulier : trémolos pour la Première, accords et traits d’octaves pour la Deuxième, arpèges pour la Quatrième. La Troisième est la célébrissime Campanella, la seule étude qui ne provienne pas d’un Caprice mais du final du Deuxième Concerto pour violon.
«La Campanella », Etude d’après Paganini n° 3 (Lang Lang)
Ce thème et variations, « bis inusable que peu de pianistes peuvent se permettre » (Guy Sacre), donne l’illusion, lorsqu’on l’écoute au disque, qu’une troisième main porte son aide aux deux autres. La Sixième est ce 24ème Caprice qui séduira plus tard aussi bien Brahms et Rachmaninov que Casella ou Lutosławski. Liszt le traite également en thème varié et en tire tout le parti pianistique possible. Toutes deux ultérieures à son établissement à Weimar, les Trois Etudes de Concert S. 144 (comprenant la très chopinienne Leggierezza et la sublime mélodie Un sospiro) et les Zwei Konzertetüden S. 145 (Waldesrauschen et Gnomenreigen) parachèvent le corpus.
A lire également
Longtemps perçues comme un genre mineur au service du propos pédagogique (Czerny, Moscheles …), les études acquièrent au XIXe siècle, grâce à Liszt et Chopin, un statut d’œuvre d’art à part entière ; et agiront comme le référent incontournable pour les Scriabine, Rachmaninov et autre Debussy.
Jérémie Bigorie