« Je n’ai écrit qu’un seul chef d’œuvre dans ma vie, et il n’y a pas de musique dedans » ironisait Ravel à propos de son Bolero. Pas de musique ? Ou, devrait-on dire plutôt, pas de développement ? Car un seul et unique thème, obsédant, répété sans cesse, traverse la partition. Une idée radicale qui témoigne d’un extraordinaire tour de force, d’un génie de l’orchestration, d’un art d’accommoder les timbres dont le compositeur français avait le secret. Ce principe de composition révolutionnaire a fait du Bolero l’une des oeuvres les plus fascinantes du répertoire qui demeure, aujourd’hui encore, l’une des plus populaires au monde.
Avec son Bolero, Ravel célèbre l’Espagne qui le captive depuis l’enfance
C’est à la demande de son amie et mécène, la danseuse Ida Rubinstein, que Ravel compose ce qui devait être « un ballet à caractère espagnol ». Songeant, dans un premier temps, à orchestrer des pièces tirées de la suite pour piano Iberia d’Isaac Albeniz, il opte finalement pour une œuvre originale basée sur un rythme de Boléro, danse traditionnelle andalouse. Car Ravel était fasciné par l’Espagne qui coulait dans ses veines grâce à sa mère, d’origine basque. Cet engouement pour la culture ibérique était en vogue dans la France artistique du XIXème siècle mais n’avait rien d’anecdotique chez Ravel. Son rapport à l’harmonie, aux couleurs et, bien entendu, aux rythmes témoigne de son profond amour pour une Espagne folklorique, authentique, qu’il parvient à fantasmer dans son propre langage. Certaines de ses œuvres s’en font l’écho : la Pavane pour une infante défunte, L’Heure espagnole, l’Alborada del gracioso ou encore la Rhapsodie espagnole. Autant de pièces à travers lesquelles le souffle hispanique se marie à une esthétique qui n’en demeure pas moins française et personnelle.
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Ravel se lance dans la composition d’un nouveau ballet à la demande d’une excentrique danseuse russe
Presque 10 ans se sont écoulés depuis son dernier ballet, La Valse. Avec Le Bolero, le compositeur revient donc à un genre où il s’est déjà brillamment illustré. On a souvent écrit que Ravel l’aurait composé à la dernière minute, en cette année 1928, suite à la demande d’Ida Rubinstein, ex-danseuse des Ballets russes et icône du Paris de la Belle Epoque. Les lettres du musicien (qui ont fait l’objet d’une édition monumentale grâce au travail acharné de Manuel Cornejo) nous prouvent, aujourd’hui, qu’il aurait eu l’idée de ce thème et de ce grand crescendo orchestral dès 1925. Ainsi trouve-t-on la mention d’une Danse grotesque Fandango pour un ballet, commandé en 1923, qui ne vit jamais le jour. S’y devinent les racines du futur Bolero. « J’avais entrepris pour Ida Rubinstein un travail sans intérêt qu’après un échange il nous a fallu abandonner. Je lui ai alors proposé de réaliser une machine dont j’eus l’idée il y a quelque 3 ans et que je n’aurais jamais mise à exécution, sans crainte d’être saboté. Tout le monde est ravi. » écrit-il à l’une de ses amies, en septembre 1928. C’est le 15 octobre « très exactement », comme il l’indique dans une de ses lettres, que Ravel met un point final à sa partition, avant d’entamer une tournée en Espagne qui l’empêchera d’assister à la création de son œuvre le 22 novembre, à l’Opéra de Paris.
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La création du Bolero suscite enthousiasme et remous dans le monde artistique français
Le tout Paris se presse à l’Opéra en ce soir du 22 novembre 1928 pour assister à la création du nouveau ballet de Ravel, associé à d’autres pages chorégraphiques signées Arthur Honegger et Darius Milhaud. Dans la fosse, l’orchestre Straram dirigé par son chef Walther Straram et sur scène, Ida Rubinstein avec ses danseurs, sur une chorégraphie de Bronislava Nijinska, des costumes d’Alexandre Benois et des décors signés Oreste Allegri. Dans la salle, se croisent Stravinsky, Misia Sert ou encore la princesse de Polignac. Serge de Diaghilev est aussi présent et décrit, avec ironie et sévérité, ce spectacle qui « suait l’ennui provincial » à ses yeux : « Tout y était long, y compris Ravel qui ne dure pourtant que 14 minutes. Le pire était Ida. Voûtée, une tignasse rousse, sans chapeau, avec des chaussons de danse pour paraître plus petite. Elle est incapable de danser quoi que ce soit. Dans le Bolero, elle est restée un quart d’heure à tourner maladroitement sur une grosse table. » Le public réserve, cependant, un bel accueil à la nouvelle création de Ravel, pourtant si déroutante, tandis que la presse salue « la somptuosité », « les dons singuliers », « le triomphe de la maîtrise technique », « le délice d’élégance » et « le tour de force éblouissant » du compositeur. Des légendes, des rumeurs s’alimentent également. On raconte ainsi qu’une spectatrice aurait crié « Au fou ! » et que Ravel aurait déclaré : « Celle-là, elle a compris ». Le spectacle fait, rapidement, l’objet de plusieurs représentations à Bruxelles, Monte-Carlo, Milan et Londres. Ravel dirige la reprise à Paris, en mai 1929, en présence de Serge Prokofiev, ainsi que la version de concert, le 11 janvier 1930, salle Gaveau, à la tête des Concerts Lamoureux.
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Le nouveau ballet de Ravel connait un succès planétaire immédiat.
Le Bolero fait rapidement le tour du monde et résonne, pour la première fois, aux Etats-Unis, en novembre 1929, sous la direction d’Arturo Toscanini, à la tête du New York Philharmonic. Le célèbre chef inscrit, d’emblée, l’œuvre à son répertoire et la défend sur les plus grandes scènes internationales, avec une liberté quant au choix du tempo, particulièrement rapide (il enregistrera même, en 1940, la plus courte version du Bolero, d’à peine 12 minutes). Mais un concert du maestro italien à Paris, en mai 1930, irrite le compositeur. « Si l’on m’a vu à l’Opéra, c’est que je savais que Toscanini prenait un mouvement ridicule dans le Bolero, et voulais le lui dire, ce qui a consterné tout le monde, à commencer par le grand virtuose » confie-t-il à une amie. On parlera même, dans les journaux, d’une « affaire » Toscanini-Ravel. Outre le chef italien, Wilhelm Furtwängler, Serge Koussevitzky, Willem Mengelberg ou encore Pierre Monteux se feront les premiers grands ambassadeurs du Bolero.
West–Eastern Divan Orchestra, dir. Daniel Barenboim
Une œuvre déroutante et fascinante qui s’inscrit dans la modernité.
Face à ce succès, Ravel ne peut cacher son étonnement : « Je voudrais surtout qu’il n’y ait pas de malentendu sur ce travail. Il s’agit d’une expérience d’un type très particulier. Avant sa première représentation, j’avais prévenu que ce morceau de 17 minutes n’était constitué que d’un unique et long crescendo ininterrompu. Il n’y a pas de contrastes, et pratiquement pas d’innovation à l’exception de la structure et du mode d’exécution… l’écriture est simple et directe du début à la fin, sans la moindre recherche de virtuosité ». Mais serait-ce justement la simplicité de son principe de composition qui lui donne une telle force, permettant ainsi à Ravel de déployer son génie de coloriste ? Car ici, tout n’est que répétition et amplification. Une cellule rythmique, jouée à la caisse claire, sur un tempo invariable, soutient la partition de bout en bout, tandis que s’ajoutent peu à peu de nouveaux instruments à chaque retour de l’unique thème, créant un vaste et saisissant crescendo orchestral. Ainsi, une ritournelle de deux mesures à peine, est-elle répétée pas moins de 169 fois. Point de monotonie pourtant, car les couleurs changent en permanence jusqu’à ce qui s’apparente à un écroulement final avec une force brutale presque sauvage.
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Si l’œuvre inspirera tout naturellement le mouvement de musique répétitive qui se développa aux Etats-Unis dans les années 1960 avec Terry Riley et Steve Reich, elle s’inscrit également dans le cadre de la naissance du machinisme et de l’industrialisme en musique. « Nous avons mis en musique la nature, la guerre et cent autres thèmes, et je m’étonne que les musiciens n’aient pas encore saisi les merveilles du progrès industriel. Honneger, Mossolov, Schönberg et d’autres ont puisé une bonne part de leur inspiration dans les machines. Quant à mon Bolero, c’est à une usine que je dois de l’avoir conçu. Un jour, j’aimerais le donner avec un vaste ensemble industriel en arrière-plan. » écrit Ravel. L’œuvre apparaît, en outre, profondément subversive de part son érotisme que n’ont pas manqué de célébrer les si nombreux chorégraphes qui se sont emparés de la partition. Une étude récente place même le Bolero en 3ème position des pièces musicales les plus écoutées pour accompagner les nuits d’amour !
Laure Mezan