A la fois tragique et lumineuse, la Symphonie n° 2 de Sibelius est sans doute l’une des plus célèbres du répertoire symphonique nordique et compte parmi les plus aimées dans son pays. Pour son compositeur elle était une « confession de l’âme », mais pour les Finlandais elle demeure le symbole de la conquête de liberté d’un peuple oppressé. Elle constitue également la porte d’entrée idéale à l’univers si singulier et encore mal connu en France de Sibelius.
Sibelius, symbole de l’émancipation du peuple finlandais en lutte pour son indépendance.
« Jamais une nouvelle œuvre orchestrale n’avait connu un tel triomphe en Finlande » écrit Marc Vignal dans sa biographie de Sibelius. Créée en mars 1902 à Helsinki, la Symphonie n° 2 n’a cessé depuis de faire vibrer le cœur des Finlandais. Cet amour relève en partie d’un sentiment patriotique auquel l’œuvre a été associée même si, pour son auteur, elle n’était en rien liée au combat des finlandais contre la russification. Mais elle est encore aujourd’hui régulièrement jouée lors de grandes commémorations nationales. Car son côté triomphal et le contexte historique de sa composition ne sont pas sans évoquer l’esprit de lutte qui agite alors un peuple à la conquête de son identité (la Finlande est, depuis 1808, sous la souveraineté de la Russie et ne gagnera son indépendance qu’en 1917). La situation politique, lorsque Sibelius entame sa composition en 1901, est marquée par un mouvement de résistance passive faisant suite à la décision de l’autorité russe de dissoudre l’armée finlandaise pour l’incorporer à son propre contingent. Sibelius est l’un des signataires d’une pétition qui connaîtra un grand retentissement et aboutira, accompagnée de différentes actions de sabotage, à l’abrogation de cette loi, épargnant ainsi la jeunesse finlandaise d’une participation à la guerre russo-japonaise. La signature du compositeur avait valeur de symbole aux yeux de ses compatriotes qui se sentaient véritablement galvanisés. « Ton nom et ta réussite sont une source de force pour beaucoup » écrivit son ami et mécène, le baron Axel Carpelan, auquel la 2ème Symphonie sera dédiée. C’est ainsi qu’une perception « politique » de l’œuvre a vu je jour. Comme le rapporte Marc Vignal : le premier mouvement évoquerait l’avant conflit, le 2ème l’orage, le 3ème la Résistance nationale et le 4ème la Patrie libérée.
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Une symphonie née sous le soleil de l’Italie et les parfums des magnolias.
C’est pourtant en Italie, à quelques milliers de kilomètres de la Finlande et de ses troubles politiques, que Sibelius entame la composition de sa 2ème Symphonie. Installé avec sa famille, en ce début d’année 1901, dans une pension à Rapallo près de Gênes, le compositeur tente alors de se reconstruire après la perte douloureuse de sa fille cadette, Kirsti, emportée par le typhus, et le suicide de sa belle-sœur. Axel Carpelan lui avait suggéré de choisir cette destination : « L’Italie, pays où on apprend le cantabile, les bonnes propositions et l’harmonie, la plasticité et la symétrie, pays où tout est beau, même le laid. Vous vous rappelez certainement ce que l’Italie a signifié pour l’évolution de Tchaïkovsky et pour Richard Strauss. ». C’est dans ce refuge méditerranéen, entouré de « roses en fleur, camélias, amandiers, cactus, agaves, magnolias, cyprès… et toute sortes de fleurs », comme il le rapporte dans une lettre, que le compositeur esquisse ce qui devait être, à l’origine, un ouvrage symphonique inspiré de Don Juan. Ce séjour italien sera également ponctué de quelques escapades à Rome et à Florence, où Sibelius assite à des représentations de Rigoletto et de La Traviata, découvrant ainsi la richesse de l’univers de Verdi. Mais si le soleil brûlant de la Méditerranée peut se percevoir dans les éclats de sa 2ème Symphonie, l’influence latine ne demeure que très relative dans cette partition profondément personnelle. D’autant que l’état d’esprit de Sibelius, un homme cherchant à surmonter ses douleurs, n’est sans doute pas absent de la partition qu’il compose alors, dans laquelle transparaissent ses propres combats intérieurs.
Extrait du Final de la Symphonie n°2 (Wiener Philharmoniker, dir. Leonard Bernstein)
Un nouveau langage encore emprunt de romantisme mais profondément singulier.
Italiennes, nationalistes, intimes ? Les visions musicales de la 2ème Symphonie étaient sans doute avant tout liées à la quête d’un compositeur de 35 ans désireux d’affirmer son propre idéal symphonique à travers une œuvre de grande envergure (c’est la plus longue de ses 7 symphonies). Tout en témoignant de son assimilation des modèles beethovénien et brahmsien, Sibelius développe une pensée organique de la forme et un langage qui lui sera propre : l’usage de brèves cellules thématiques passant d’un timbre à l’autre, la mise en avant des cuivres, des accents impétueux, un sens de la tension dramatique comme une tendance à faire débuter ses phrases musicales sur des temps forts rappelant l’une des spécificités de la langue finnoise consistant à accentuer la première syllabe de chaque mot. En ce tournant du XXème siècle, le compositeur s’inscrit encore dans un élan romantique dont on perçoit les derniers souffles. S’il puise son influence chez les germaniques, avouant notamment une profonde admiration pour Bruckner, il n’en est pas moins influencé par l’école russe. La 2ème Symphonie peut ainsi se prévaloir de ces deux mondes. La figure de Tchaïkovsky, perceptible dans sa première symphonie, semble pour autant de moins en moins manifeste, Sibelius allant jusqu’à la récuser, déclarant à la fin de sa vie : « Je ne puis comprendre pourquoi mes symphonies sont si souvent comparées à celles de Tchaïkovsky. Ses symphonies sont très humaines, mais elles représentent le côté faible de la nature humaine. Les miennes, le côté dur ». Car la musique de Sibelius est profondément liée à son pays. Elle tire sa substance non pas d’un quelconque folklorisme, mais d’une terre sauvage, parfois austère, de la rudesse de son climat, des silences de ses forêts, des courants tumultueux de ses torrents et de la solitude que cultivent ses habitants. Cette solitude à laquelle le compositeur aspira tant, lui qui passera les presque 30 dernières années de sa vie dans l’isolement de sa villa de Järvenpää.
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Une musique que le public français a mis de longues années à comprendre et à aimer.
« La musique de Sibelius est tellement hors de ce monde » disait Herbert von Karajan, l’un des ardents défenseurs de l’œuvre symphonique du compositeur finlandais. Est-ce pour cette raison qu’elle n’a pas toujours su trouver son public dans certains pays, à l’instar de la France qui l’a longtemps ignorée, voire méprisée ? Il faut souligner que le langage si singulier de Sibelius est demeuré à l’écart des grands courants stylistiques du XXème siècle, suscitant autant d’admirations que de critiques. « Le plus mauvais compositeur du monde » disait de lui René Leibowiz là où d’autres voyait le successeur de Beethoven dans le domaine de la symphonie. « En France, l’avis de Leibowitz a longtemps prédominé et a influencé toute une série de générations confortées dans l’idée que la musique de Sibelius était de seconde zone » nous a confié le chef d’orchestre Paavo Järvi, qui a lui-même contribué à la faire aimer des musiciens comme du public français.
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Car l’œuvre de Sibelius est bien plus accessible qu’on ne le croit. « Elle peut nous toucher spontanément, pour peu que l’on fasse abstraction de nos préjugés » nous dit Jukka-Pekka Saraste. Le chef finlandais, à qui l’on doit 2 intégrales de référence des symphonies de Sibelius au disque, n’a cessé d’en défendre les couleurs sur les scènes internationales. Et selon lui, elle ne serait pas étrangère au succès de l’école finlandaise de direction considérée, depuis des décennies, comme l’une des plus brillantes au monde : « La musique de Sibelius étant probablement l’une des plus difficiles à diriger, elle a contribué à développer, chez les chefs finlandais, une technique particulièrement exigeante ». La 2ème Symphonie est certainement l’une des plus accessibles du compositeur et permet ainsi d’entrer facilement dans son univers. Un univers qui ne ressemble à aucun autre, et témoigne d’une grande invention et d’un art de la science orchestrale qui le rend immédiatement reconnaissable. « A regarder les rochers qui émergent sur les côtes de la Baltique, on comprend mon orchestration. » déclarait le compositeur. Et si un séjour dans le grand nord contribue sans doute à en révéler les mystères, la force de la musique de Sibelius est telle que la Finlande vient directement à nous dès lors que ses notes s’élèvent.
Laure Mezan