Guillaume Tell : les adieux de Rossini à l’opéra

Ultime opéra de Rossini, Guillaume Tell est une grande fresque historique et patriotique, qui mêle le style italien et les ingrédients du grand opéra à la française. Musicalement et dramatiquement, le peuple Suisse, représenté par les chœurs, est le premier protagoniste de cet ouvrage, qui est une véritable ode à la liberté. Rossini a toutefois réservé aux solistes de magnifiques pages, comme l’air “Asile héréditaire”, du jeune suisse Arnold avec ses sept contre-uts, et le sublime “ Sombre forêt” de la princesse autrichienne Mathilde.

Guillaume Tell a été l’opéra d’une première et d’une dernière

Le 3 août 1829, Rossini donne à l’Académie Royale de Musique et au public parisien sa toute première œuvre originale en français, écrite spécialement pour l’illustre institution. Certes l‘Opéra de Paris avait accueilli en 1826 Le Siège de Corinthe, et l’année suivante Moïse et Pharaon, mais ces deux ouvrages étaient tirés d’opéras créés à Naples, respectivement Maometto II et Mosè in Egitto. De même l’Académie Royale avait vu en 1828 la création du Comte Ory, qui là non plus, n’était pas une œuvre originale, puisque l’essentiel de la musique de cet opéra-comique provenait d’Il Viaggo a Reims, composé en 1825. Mais cette première, tant attendue, fut également une dernière. C’est en effet avec Guillaume Tell que Rossini a pris sa retraite lyrique, à 37 ans, après avoir tout de même composé trente-neuf opéras en seulement dix-neuf ans ! Jusqu’à sa mort en 1868, à l’âge de soixante-seize ans, Rossini n’écrira plus une ligne pour l’opéra, composant toutefois quelques chefs d’œuvres, tels la cantate Giovanna d’Arco, le Stabat Mater, la Petite Messe solennelle, ou encore les Pêchés de vieillesse.

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Pour Guillaume Tell, Rossini a apporté un soin tout particulier au livret

La création de Guillaume Tell est un succès. Paris célèbre Rossini et sa musique. En dépit d’un ouvrage qui dure près de cinq heures, le public fait un triomphe à cette fresque gigantesque, qui raconte le mythe national de Guillaume Tell, épisode fondateur de la Suisse face aux forces d’occupation autrichienne. Quelques jours après le succès de la première, Rossini est fait chevalier de la Légion d’honneur, tandis que les chanteurs viennent donner une aubade sous son balcon ! Et pourtant la gestation de Guillaume Tell n’a pas été exempte de difficultés, à commencer par le choix du livret. Rossini s’était d’abord adressé à Eugène Scribe, le librettiste du Comte Ory, qui lui propose un texte sur Gustave III. Mais Rossini rejette le livret qu’Auber mettra en musique en 1833, et qui servira de base au Bal masqué de Verdi en 1859. La seconde proposition de Scribe connait le même sort. Cette fois il s’agit de La Juive, qui intéressera Halévy en 1835. Rossini se tourne alors vers Etienne de Jouy qui avait co-signé Moïse en Egypte. Jouy écrit un livret qui s’inspire de la pièce Wilhem Tell de Schiller. Mais une nouvelle fois Rossini ne se montre pas pleinement satisfait, même si le sujet l’intéresse. Il fait appel à un autre librettiste, Hippolyte Bis, qui réduit le texte et réécrit en grande partie l’Acte II. Ce nouveau livret va se heurter lui aussi à l’exigence de Rossini, qui le confie pour amélioration à Armand Marrast, homme politique républicain âgé de 27 ans, qui participera en 1830 à l’avènement de la Monarchie de Juillet. Marrast réécrit l’un des moments clés de l’ouvrage, la scène du Serment des confédérés, lui insufflant une grande partie de ses convictions politiques. Rossini donne son aval à ce nouveau livret, ce qui n’empêchera pas d’ailleurs d’autres modifications durant la période des répétitions.

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Rossini a menacé de retirer la partition de Guillaume Tell

Pour l’écriture de la partition, Rossini a pu disposer de temps pour travailler, bien loin des délais particulièrement courts auxquels il avait été habitué jusqu’à présent. Ce nouveau rythme lui a parfois été imposé par la force des choses. Ainsi le principal rôle féminin, celui de Mathilde, a été écrit pour Laure Cinti-Damoreau, une jeune soprano de vingt-huit ans qui avait créé le rôle d’Adèle dans le Comte Ory et celui de Pamyra dans Le Siège de Corinthe. Mais Laure Cinti-Damoreau était enceinte, et l’Opéra a dû engager une autre cantatrice, qui malheureusement n’était pas faite pour le rôle. Ne voulant prendre aucun risque, Rossini préfère repousser la date de la première, dans l‘attente du retour de Laure Cinti-Damoreau. En dépit de ce temps supplémentaire, les répétitions ne se sont pas toujours déroulées de manière sereine. Elles ont été suspendues, lorsqu’à deux reprises Rossini a menacé de reprendre sa partition. Il voulait faire pression sur la Maison du Roi qui, à ses yeux, n’honorait pas convenablement le contrat promis quelques mois plus tôt. Rossini exigeait une pension d’état à vie. Le chantage s’est avéré efficace. Il a obtenu gain de cause, sous la forme d’un contrat signé par Charles X en personne.

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La longueur de Guillaume Tell, près de cinq heures, n’a rien à envier à certains opéras de Wagner

Le succès de la première s’explique par la qualité du plateau que Rossini avait réuni. Outre Laure Cinti-Damoreau le compositeur avait fait appel, pour le rôle d’Arnold, à un autre chanteur de grand talent : le ténor Adolphe Nourrit, âgé de 27 ans, qui avait créé le rôle-titre du Comte Orry. Quant au rôle-titre il était tenu par un autre habitué des œuvres rossiniennes : le baryton Henri-Bernard Dabadie, qui avait été Pharaon dans Moïse et Pharaon et Raimbaud dans le Comte Orry. Les décors somptueux, et les effets spéciaux de la mise en scène, ont également largement contribué au succès de la création. Mais Guillaume Tell avait un handicap : sa longueur. Avec près de cinq heures, il n‘avait rien à envier aux futurs opéras de Wagner ! Rapidement Rossini le ramène de cinq à quatre actes. Une autre coupe a même été décidée par Adolphe Nourrit lui-même. À la troisième représentation il supprime le célèbre air “Asile héréditaire”, qu’il jugeait trop difficile avec ses sept contre-uts. De son côté, l’Opéra de Paris mit un jour à l’affiche le seul Acte II, en lever de rideau à un spectacle de ballet. Ce qui a donné lieu à une anecdote cocasse. Rossini croise dans la rue le directeur de l’Opéra, Louis Véron, qui lui annonce cette reprise amputée. Rossini lui aurait répondu : “Quoi ? Tout l’acte, en entier ?”

Air « Sois immobile » (Gabriel Bacquier, Royal Philharmonic Orchestra, dir.Lamberto Gardelli, 1972)

 

 

Guillaume Tell doit une grande partie de sa notoriété actuelle à son ouverture

Malgré toutes ses vicissitudes, Guillaume Tell a fait les beaux jours de l’Opéra de Paris. En cinq ans il a totalisé une centaine de représentations, et cinq cents en 1868, année de la mort de Rossini. Berlioz lui-même, qui pourtant n’aimait guère Rossini, a reconnu que Guillaume Tell était une œuvre particulièrement bien pensée et mûrement réfléchie. L’œuvre est un mélange de style italien et d’ingrédients qui donneront naissance, avec Meyerbeer, au grand opéra à la française. Rossini réalise une synthèse entre l’opéra séria, tels Semiramide ou Armida, et des œuvres plus légères comme La Cenerentola. L’intrigue amoureuse secondaire, entre le patriote suisse Arnold et la princesse autrichienne Mathilde, fait partie de ces éléments d’essence italienne. Le versant français est, lui, représenté par les ballets ainsi que par le chœur, qui est chargé de porter l’essentiel de la trame musicale. Le véritable protagoniste de l’intrigue est le peuple suisse, qui va se libérer du joug autrichien. Guillaume Tell est construit comme un subtil assemblage du lyrisme belcantiste et de l’art déclamatoire propre au style français. Il annonce les futurs grands ouvrages romantiques. Très rarement donné aujourd’hui, il doit une grande partie de sa notoriété à l’Ouverture, l’une des plus longues du répertoire. Préfigurant les poèmes symphoniques, elle fait partie avec celles du Barbier de Séville, de La Cenerentola ou encore de La Pie Voleuse, des ouvertures les plus célèbres de Rossini. Le plus bel hommage a très certainement été rendu par Wagner. Au cours de sa rencontre avec Rossini en 1860, il cite un passage de la scène de la pomme, et de la supplique “Sois immobile” que chante Guillaume Tell à son fils Jemmy. Wagner affirme qu’il s’agit d’un modèle de chant déclamatoire, dans lequel chaque mot est accentué et soutenu par les violoncelles. “Aurais-je fait la musique de l’avenir ?”, aurait demandé Rossini. Ce à quoi Wagner aurait répondu : “Vous avez fait de la musique de tous les temps, c’est à dire la meilleure.”

 

Jean-Michel Dhuez

 

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