Boulez a mené de front les activités de compositeur et de chef d’orchestre. La complexité de ses propres œuvres les rend difficiles d’accès. Mais ses interprétations, notamment de Debussy, Stravinsky ou Ravel, restent des disques de référence. Boulez a en outre largement participé à la diffusion de la musique contemporaine en France, à travers le Domaine musical ou l’Ensemble Intercontemporain. Avec l’IRCAM, il a doté les musiciens de moyens d’envergure pour la recherche électroacoustique. La salle de la Philharmonie de Paris, en portant son nom, rend hommage à celui qui, en France et à l’étranger, a profondément marqué le paysage musical du XXe siècle.
Pierre Boulez en 10 dates :
- 1925 : Naissance à Montbrison
- 1944 : Conservatoire de Paris dans la classe d’Olivier Messiaen.
Apprend le langage sériel avec René Leibowitz - 1955 : Création du Domaine musical
- 1957 : Termine Le Marteau sans maître
Commence Pli selon Pli
Introduit l’aléatoire dans sa musique avec sa 3ème Sonate pour piano - 1967 : Principal chef invité de l’Orchestre de Cleveland
- 1976 : Ring de Wagner avec Patrice Chéreau, pour le centenaire de Bayreuth
- 1977 : Prend la direction de l’IRCAM et de l’Ensemble Intercontemporain
- 1981 : Commence Répons, avec dispositif électroacoustique
- 1995 : Inauguration de la Cité de la Musique à Paris
- 2016 : Mort à Baden-Baden
Pierre Boulez choisit la musique, alors que son père le destinait à une carrière d’ingénieur
Pierre Boulez naît à Montbrison dans une fratrie de trois enfants. “Notre famille n’était pas mélomane, se souvient son frère Roger dans le documentaire Boulez, a life for music de Reiner Moritz. La musique ne faisait pas partie du paysage de notre père. Notre mère était plus sensible et a voulu que ses enfants apprennent un instrument de musique”. Pierre se met donc au piano à 7 ans, et chante dans la chorale du collège. Grâce à sa professeure de piano, il découvre à l’adolescence la musique de Debussy. Elève brillant, il obtient son baccalauréat à 16 ans et entre en classe préparatoire à Lyon selon le souhait de son père, industriel dans l’acier, qui compte faire de son fils un ingénieur. Mais Pierre préfère se tourner vers la musique. En 1944, il entre au Conservatoire de Paris dans la classe d’harmonie d’Olivier Messiaen. Celui-ci dispense aussi des cours d’analyse pour quelques élèves, et Boulez découvre ainsi Le Sacre du printemps de Stravinsky, qui restera une œuvre majeure pour lui.
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Il fait un passage éclair par le Conservatoire de Paris avant de créer le Domaine musical
Outre l’enseignement de Messiaen, Boulez suit également la classe de composition de René Leibowitz. Il y acquiert les techniques du langage sériel, avec un net penchant pour Webern. Mais au bout d’un an, il décide de mener sa propre voie et quitte le Conservatoire. C’est l’année de sa Première Sonate pour piano.
En 1946, il est engagé comme musicien par la Compagnie Renaud-Barrault. Il se familiarise avec les musiques de scène de Poulenc, Auric ou encore Honegger. “On a tout de suite compris qu’il était un génie”, rapportera plus tard Jean-Louis Barrault. Avec Madeleine Renaud, il aide alors le jeune homme à fonder en 1954 un cycle de concerts au théâtre du Petit-Marigny. L’initiative se pérennise dès l’année suivante sous le nom de “Domaine musical”. Boulez y fait jouer “les compositeurs du passé qu’il juge importants” et ceux qui l’intéresse parmi la jeune génération. Pousseur, Berio ou Stockhausen sont ainsi joués pour la première fois en France. Curieusement, aucune de ses propres œuvres n’y sera cependant créée. Boulez se forme à la direction d’orchestre en autodidacte, compose, et écrit des articles, dont Propositions, Incidences actuelles de Berg et Trajectoires.
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Fondateur de l’IRCAM et de l’Ensemble Intercontemporain, Boulez entretient une relation ambivalente avec la France.
Boulez joue un rôle important dans le paysage musical français – et parisien. En 1977, il fonde l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (IRCAM). Il en démissionne en 1991, mais conserve la présidence de l’orchestre qui y est lié, l’Ensemble Intercontemporain. Il est aussi impliqué dans la création de la Cité de la musique, qu’il inaugure en 1995. Il occupe par ailleurs une chaire au Collège de France entre 1978 et 1995 : “Invention, technique et langage en musique.” A l’époque, Boulez fait figure d’autorité dans le monde français de l’avant-garde. Pourtant, ses relations avec son pays natal demeurent ambiguës. Si la France célèbre les 80 ans de Boulez, le compositeur préfère les fêter à Baden-Baden où il s’est installé quarante-cinq ans plus tôt à la suite d’une brouille avec “le système français”.
Car, dans les années 60, Malraux est devenu ministre des Affaires culturelles et a nommé Marcel Landowski à la tête de la Direction musicale. Or Boulez ne partage pas leurs idées. En 1967, il laisse la direction du Domaine musical à Gilbert Amy, et part à l’étranger. “Je ne veux pas collaborer avec la vie musicale en France telle qu’elle est actuellement, parce qu’elle me paraît étriquée, basée sur des idées fausses, simplettes et irréalisables,” assène-t-il dans une interview, qu’on peut revoir aujourd’hui dans le documentaire Boulez, a life for music.
Le monde entier s’arrache le chef d’orchestre, qui dirige aussi bien à New York qu’à Bayreuth
Puisque la France n’est pas encore prête à adopter ses idées, qu’à cela ne tienne il ira en faire profiter d’autres ! Et justement, Heinrich Strobel, directeur de la musique à Baden-Baden, l’invite en 1959 à diriger l’Orchestre de la SWR. Boulez s’installe dans la ville thermale comme compositeur en résidence, et enseigne également l’analyse et la direction à Darmstadt et Bâle. Il traverse l’Atlantique pour donner des cours à Harvard en 1962, qu’il rassemble plus tard dans un livre : Penser la musique aujourd’hui.
Sa carrière s’accélère ensuite très vite. En 1969, il est invité à diriger l’Orchestre de Cleveland, qu’il retrouvera à de nombreuses reprises et avec lequel il enregistrera chez Deutsche Grammophon, dans les années 90 et 2000, des œuvres essentiellement tirées du répertoire du XXème siècle (Debussy et Stravinsky, bien-sûr, mais aussi Ravel, Mahler, Messiaen…). En 1971, il est nommé directeur musical de l’Orchestre symphonique de la BBC et, la même année, prend la suite de Bernstein à l’Orchestre philharmonique de New York ! En 1995, ce sera au tour de l’Orchestre de Chicago de le choisir comme principal chef invité. Mais auparavant, il dirige à Bayreuth – dès 1966 ! – et donne une version d’anthologie de la Tétralogie de Wagner pour le centenaire du festival en 1976, mis en scène par Patrice Chéreau.
Avec l’Orchestre Philharmonique de New York dans La Mer de Debussy
Boulez n’a cependant pas coupé tout contact avec ses compatriotes. Dès 1963, il a dirigé la première française de Wozzeck à l’Opéra de Paris dans une mise en scène de son vieux complice Jean-Louis Barrault. C’est aussi lui qui assure la création de la version intégrale de Lulu en 1979.
Boulez remodèle l’interprétation en insistant particulièrement sur la précision et la rigueur
Qu’est-ce qui fascine tant les orchestres chez Boulez ? Tout d’abord son oreille extraordinaire, et sa compréhension des oeuvres les plus difficiles. Pour Simon Rattle, qui a joué sous la baguette de Boulez à quinze ans et a travaillé par la suite avec lui à plusieurs reprises, “il a changé la façon dont on joue de la musique. Bien-sûr la Seconde Ecole de Vienne était jouée. Mais tout le monde trouvait cela tellement difficile, que lorsqu’on écoutait on n’entendait qu’une lutte. Pierre nous tous appris ce que signifiait cette musique, en termes de couleurs”, admet-il lors d’une interview à la Philharmonie de Berlin en 2014. La politesse du chef est aussi appréciée. “Toujours calme, toujours à l’heure, et patient”, se souvient Daniel Barenboim. Mais surtout, son esthétique plait aux musiciens comme à la critique. Boulez cherche la précision et se montre aussi rigoureux qu’exigent. Il dirige sans baguette, pour donner avec ses mains les indications exactes correspondant à ce qu’il veut entendre de la part de l’orchestre. A l’occasion d’une masterclass au CNSM de Paris en 2009, il commente sa manière d’enseigner, qui éclaire finalement sa propre démarche : “Je prétends donner [aux élèves] conscience de ce que je fais, et pourquoi c’est efficace la plupart du temps. Je leur apprends à se découvrir eux-mêmes. Je leur dis : ‘Ne m’imitez pas, trouvez votre geste… mais trouvez le geste qui correspond à ce que vous voulez entendre.’ Il faut une grande capacité de persuasion pour obtenir le son qu’on veut de 100 personnes devant vous. A partir de Stravinsky, compte beaucoup la géométrie du geste. On peut être précis avec de petits gestes mais qui sont calculés immédiatement.”
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Compositeur, Boulez a d’abord expérimenté le sérialisme avant de se tourner vers l’aléatoire
“Vous composez avec un matériau, et le matériau compose avec vous”, déclare Boulez dans une interview d’Universal Edition, filmée à Baden-Baden en 2010. Au début des années 50, Boulez tente le sérialisme intégral, notamment avec les Structures pour 2 pianos. Il est alors influencé par Mode de valeurs et d’intensité de Messiaen, qui utilise ce langage complexe. Mais, très vite, Boulez en perçoit les limites. “On ne peut pas être constructiviste tout le temps, on a aussi besoin d’une part de liberté et de spontanéité”, avoue-t-il à Wolfgang Schaufler dans une interview filmée à la fin de sa vie. “J’ai essayé de joindre deux parties du monde musical qu’on pensait alors incompatibles : la seconde Ecole de Vienne à la Webern, et la musique plus ornée de compositeurs français comme Debussy et Messiaen.” Ce lien, c’est Le Marteau sans maître pour voix d’alto et six instruments, sur des poèmes de René Char, créé en 1955 à Baden-Baden et qui sera salué par Stravinsky.
Pierre Laurent Aimard travaille la Troisième Sonate avec Pierre Boulez
A cette époque, John Cage expérimente le hasard en musique. Boulez critique la démarche radicale de l’américain dans son article Aléa, mais introduit une part d’aléatoire dans ses partitions à partir de 1957 et sa Troisième Sonate pour piano, en s’inspirant de la typographie du poème de Mallarmé Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. La recherche aboutit au principe de “l’oeuvre ouverte” où l’interprète peut choisir l’ordre des sections. Ce principe d’écriture est largement repris en France dans la seconde moitié du XXe siècle, notamment par Boucourechliev dans ses Archipels dix ans plus tard. Boulez développe ses conceptions dans l’article Sonate, que me veux-tu ? en 1964.
L’électroacoustique fait aussi partie des pistes explorées par Pierre Boulez
Boulez s’intéresse aussi aux recherches de Pierre Schaeffer. Appelée “musique concrète”, cette nouvelle mouvance du début des années 50 travaille sur le son comme matériau brut, notamment en enregistrant des bruits. Boulez lui préfère rapidement la voie de l’électronique, empruntée par Stockhausen et le Groupe de Recherche de Musique contemporaine. Boulez s’en inspirera pour créer l’IRCAM. Répons, écrit entre 1981 et 1984, utilise un dispositif électroacoustique pour transformer et spatialiser le son émis par les musiciens. On y retrouve aussi le principe de “l’œuvre ouverte”. Si Boulez explore les moyens électroacoustiques (Dialogue de l’ombre double pour clarinette et bande, Anthème 2 pour violon et dispositif en temps réel), il ne s’y enferme pas. …Explosante-fixe… (dont Boulez réutiliser le matériau pour d’autres œuvres ultérieures), ou Sur-incises ne l’utilisent pas.
La compréhension des œuvres de Boulez demande du temps. Mais une fois la barrière franchie, c’est tout un monde qui s’ouvre. Ainsi Daniel Barenboim témoigne : “Boulez a d’abord été mon mentor avant de devenir mon ami. Il m’a ouvert les yeux sur beaucoup de choses que je ne connaissais pas.”
Sixtine de Gournay