Norma de Bellini : l’air « Casta Diva » exprime le conflit entre amour et devoir

Moment exceptionnel où le temps paraît suspendu, l’air «Casta Diva» pourrait à lui seul symboliser l’art du chant. Il immortalise en tout cas Norma, opéra incompris à sa création. La trame est assez simple: deux femmes amies sont amoureuses du même homme. Mais l’héroïne doit résoudre une triple équation: amour divin, amour charnel et amour maternel.

Donizetti, Wagner et Théophile Gauthier adule Norma, rejeté par le public lors de la première

Comme de nombreux autres opéras, Norma a d’abord été un échec le soir de la première, le 26 décembre 1831 à la Scala de Milan. Une partie du public a crié « fiasco, fiaschissimo » ( fiasco, fiasco total). La vindicte d’une partie des spectateurs est très certainement le fruit d’une cabale organisée par des concurrents jaloux, peut-être une guerre entre la Scala et l’autre grand théâtre milanais, le Teatro Carcano, où en mars de cette même année Bellini avait créé La Somnambula. Une partie du public a aussi très certainement été déroutée par la gravité d’une musique à la jonction du néoclassicime et du romantisme naissant, tout en étant résolument belcantiste. Bellini a pu se consoler en lisant le jugement de Gaetano Donizetti qui était dans la salle, «La Norma donnée hier soir, n’a pas été comprise par les Milanais. Pour moi, je serais très content de l’avoir composée et je mettrais volontiers mon nom sur cette musique ! » Quelques années plus tard, en 1837, un jeune chef d’orchestre de 24 ans, Richard Wagner, dirige Norma à Riga et s’adresse au public avec ces mots: «Norma, parmi toutes les œuvres de Bellini, est celle qui a la veine mélodique la plus abondante, jointe à la plus profonde réalité, à la passion intérieure ».

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Norma est l’un des rôles de soprano les plus exigeants de tout le répertoire

Bellini, décédé deux ans plus tôt, n’a pas eu le plaisir de goûter à cet éloge, mais Wagner a su trouver les mots justes pour décrire ce chef d’œuvre aujourd’hui universellement connu pour le célébrissime air de Norma « Casta Diva » ( Chaste déesse), cette prière à la lune dont Théophile Gauthier a si bien parlé : « À chaque note, il semble qu’on entend soupirer la brise nocturne dans les feuilles humides de rosée. C’est quelque chose de frais, de velouté, d’argentin, de bleuâtre. » Ce seul air, qui commence par un solo de flûte soutenu par les cordes, immortalise l’opéra de Bellini. Il a lui même été immortalisé par Maria Callas qui a chanté le rôle près d’une centaine de fois.

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L’air est précédé d’un récitatif et il est suivi d’une cabalette, ce qui représente près d’un quart d’heure de musique ! Il demande de la part de l’interprète de la longueur de souffle, tandis qu’il sollicite les graves et le médium et requiert une grande capacité à vocaliser rapidement, ce qui est la caractéristique du belcanto. A cet exercice, Maria Callas a marqué à jamais le rôle, servant d’ailleurs de référence. D’autres cantatrices l’ont suivie avec beaucoup de talents, telles Joan Sutherland, Monserrat Caballé, Mariella Devia qui a chanté le rôle jusqu’à l’âge de 69 ans, et plus récemment Sonya Yoncheva et Marina Rebeka dans une production du Capitole de Toulouse captée par Radio Classique en octobre 2019.

 

Norma est tiraillée entre ses vœux, le devoir, et son amour pour Pollione

Dans la première partie de l’air, Norma, la prêtresse gauloise qui a trahi son serment en devenant la maîtresse du pro-consul romain Pollione et dont elle a deux enfants, demande à la lune de répandre sur terre la paix qu’elle fait régner dans le ciel. Norma vient de refuser aux troupes gauloises de partir en guerre contre l’occupant romain, dont elle prédit la prochaine décadence. Puis dans la cabalette, Norma adresse une autre prière, cette fois pour que Pollione lui revienne, car la prêtresse se sent délaissée par son amant. De fait Pollione est maintenant épris d’une jeune vierge du temple, Adalgisa, qui vient dans son unique mais magnifique air «Sgombra è la sacra selva», de chanter son amour pour Pollione, et aussi ses remords de trahir son serment. Pollione rejoint alors Aldalgisa, il lui annonce qu’il part le lendemain pour Rome et lui demande de le suivre. Elle refuse dans un premier temps, avant d’accepter. Adalgisa se confie à Norma dans un premier duo, sublime, «Oh! Rimembranza, io fui (Oh, souvenir…), qui ravive chez Norma la naissance de son amour pour Pollione. Norma la délivre de ses vœux, mais quand elle apprend que l’objet de cet amour n’est autre que Pollione, elle entre dans une fureur noire qui s’adresse moins à Adalgisa qu’à son amant.

« Casta Diva » (Maria Callas)

 

Airs, duos, ensembles et choeurs : tout concourt à la beauté de Norma

Cette fureur de Norma s’exprime dans un autre sommet de l’opéra, «Vanne, si: mi lascia, indigno » (Va, oui, laisse-moi, indigne), au cœur d’un sublime trio avec Pollione et Adalgisa, final brillant de l’acte I. Puis Norma, folle de douleur, est décidée à tuer ses enfants. Elle s’apprête à les frapper, mais arrête son geste, et demande à Adalgisa de les conduire au camp romain et d’épouser Pollione. Adalgisa refuse de trahir Norma et propose plutôt d’aller parler à Pollione pour qu’il lui revienne. Dans un second poignant duo, «Mira, o Norma» (Vois, ô Norma), les deux femmes se jurent une amitié éternelle. Adalgisa échoue toutefois dans sa démarche, Pollione ayant même tenté de l’enlever dans le temple où il est arrêté. Il est alors entre les mains de Norma, et pour un tel sacrilège, il est condamné à mort, mais devant les druides, et son père Oroveso, Norma avoue sa propre trahison. C’est elle qui doit mourir. Dans un dernier air, « Qual cor tradisi » (Le cœur que tu as trahi), Norma redit son amour à Pollione. Elle gravit le bûcher et Pollione touché par sa grandeur d’âme la suit dans la mort.

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La force et la beauté de Norma résident également dans les chœurs et les ensembles, en particulier le trio final de l’acte I, ainsi que le final Norma, Pollione, Oroveso et le choeur, dont Bellini dira: «C’est la meilleure chose que j’ai écrite».

 

Bellini a travaillé la partition jusqu’au dernier moment

Pour le livret, Bellini a fait appel à Felice Romani avec lequel il avait déjà travaillé pour La Sonnambula, La Straniera, Il Pirata ainsi que Les Capulet et les Montaigu. Romani collaborera également l’année suivante avec Donizetti pour L’Eixir d’amour, puis en 1833 pour Lucrèce Borgia. Pour Norma, Romani s’inspire d’une pièce française d’Alexandre Soumet, Norma ou l’infanticide, créée avec succès à Paris au théâtre de l’Odéon en avril 1831. Les deux hommes vont étroitement collaborer, ils décident d’édulcorer la pièce de Soumet dans laquelle Norma immole l’un de ses enfants, et se jette dans le vide avec le second. La partition et le livret sont revus à plusieurs reprises, en particulier «Casta Diva» dont il aurait existé huit ou neuf versions; des changements souvent demandés par la créatrice du rôle, Guiditta Pasta, qui faisait ses débuts à la Scala. L’acte II est même remanié le matin de la première! Norma est donc conspué et sifflé, le soir du 26 décembre 1831, mais dès la quatrième représentation la tendance s’inverse, et Bellini est rappelé sur scène à plusieurs reprises. Norma restera à l’affiche pour une trentaine de représentations au cours de la saison. Ce succès sera le dernier triomphe italien de Bellini, puisque son opéra suivant, Béatrice de Tende, sera un échec retentissant à la Fenice en mars 1833. Il n’y eu que trois représentations, et Bellini mourra deux ans plus tard, à l’âge de 34 ans, non sans avoir connu un dernier succès avec Les Puritains à Paris le 24 janvier 1835.

 

Jean-Michel Dhuez

 

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