Œuvre fleuve et épique, l’opéra Les Troyens a eu du mal à s’imposer au répertoire. Berlioz avait rêvé de l’Opéra de Paris qui finalement n’a jamais donné suite. C’est donc dans une salle plus petite, le Théâtre-Lyrique, qu’ils ont été créés. Mais pour cela il a fallu supprimer les deux premiers actes. L’ouvrage a vu le jour dans son intégralité en Allemagne, vingt-sept ans plus tard.
Le poète Virgile a accompagné Berlioz tout au long de son existence
Dire des Troyens qu’il s’agit de l’œuvre d’une vie, n’est pas totalement usurpé. Certes Berlioz ne commence l’écriture de ce qui sera son dernier opéra que dans sa cinquante-troisième année, mais il porte en lui cette œuvre depuis son enfance, lorsque son père lui a fait découvrir et lui a expliqué le poème de Virgile l’Énéide, dont les livres II et IV constitueront la trame des Troyens. Dès lors il va vivre avec ce texte.
Ainsi, à l’automne 1831, il se rend près de Naples pour visiter le tombeau de Virgile, et raconte : « J’avais apporté ma guitare, me postant au centre d’un paysage en harmonie avec mes pensées, un chant de l’ Énéide, enfoui dans ma mémoire, se réveillait à l’aspect des lieux où je m’étais égaré. Le poète latin sut le premier trouver le chemin de mon cœur et enflammer mon imagination naissante. J’ai passé ma vie avec ce peuple de demi-dieu. »
Les années s’écoulent, mais Virgile occupe plus que jamais son esprit, au point que l’idée d’un ouvrage lyrique se fait de plus en plus précise, et même impérative. En octobre 1854, il note ceci dans ses Mémoires : « Depuis trois ans, je suis tourmenté par l’idée d’un vaste opéra dont je voudrais écrire les paroles et la musique, ainsi que je viens de le faire pour ma trilogie sacrée : L’Enfance du Christ. Je résiste à la tentation de réaliser ce projet et j’y résisterai, je l’espère, jusqu’à la fin. Le sujet me paraît grandiose, magnifique et profondément émouvant, ce qui prouve jusqu’à l’évidence que les Parisiens le trouveraient fade et ennuyeux. »
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Si cet opéra a vu le jour, c’est grâce à une Princesse
En fait Berlioz ne résistera pas très longtemps. Le succès de L’Enfance du Christ lui a offert la respectabilité qui lui manquait, tout en réactivant sa créativité, lui qui croyait que sa carrière était terminée. Et surtout une femme le presse de se mettre au travail. Il s’agit de la Princesse Carolyne de Sayn-Wittgenstein, la maîtresse de Franz Liszt. Berlioz est allé lui rendre visite à Weimar. « Je fus amené à parler de mon admiration pour Virgile et de l’idée que je me faisais d’un grand opéra traité dans le système shakespearien, dont les deuxième et quatrième livres de l’ Énéide seraient le sujet », raconte-il dans ses Mémoires. »
La Princesse encourage Berlioz : « De votre passion pour Shakespeare, unie à cet amour de l’Antiquité, il doit résulter quelque chose de grandiose et de nouveau. Allons, il faut faire cet opéra, ce poème lyrique ; appelez-le et disposez-le comme il vous plaira. Il faut le commencer et le finir. » Elle appuie sa recommandation d’une menace : « Si vous reculez devant les peines que cette œuvre peut et doit vous causer, si vous avez la faiblesse d’en avoir peur et de ne pas tout braver pour Didon et Cassandre, ne vous représentez jamais chez moi, je ne veux plus vous voir. » La menace produit son effet, comme le raconte Berlioz : « Il n’en fallait pas tant dire pour me décider. De retour à Paris, je commençai à écrire les vers du poème lyrique des Troyens. »
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Berlioz a failli abandonner l’écriture des Troyens à plusieurs reprises
Nous sommes alors en avril 1856. Berlioz se met effectivement au travail, mais l’écriture du livret ne va pas sans mal. Dans une lettre adressée à Franz Liszt, il décrit les difficultés auxquelles il est confronté : « J’ai commencé à dégrossir le plan de la grande machine à laquelle la Princesse veut bien s’intéresser. Cela commence à s’éclaircir ; mais c’est énorme et par conséquent c’est dangereux. J’ai besoin de beaucoup de calme d’esprit, ce dont j’ai le moins précisément. Cela viendra peut-être. En attendant je rumine, je me ramasse, comme font les chats quand ils veulent faire un bond désespéré. Je tâche surtout de me résigner aux chagrins que cet ouvrage ne peut manquer de me causer. »
Si les premiers jours sont plein de doutes, Berlioz prend assez rapidement de l’assurance, comme il l’écrit le 17 mai à la Princesse Wittgenstein : « Avant-hier, j’ai terminé le premier acte en vers. Je ne vous dirai pas par quelles phases de découragement, de joie, de dégoût, de plaisir, de fureur, j’ai passé successivement pendant ces dix jours. J’ai vingt fois été sur le point de tout jeter au feu et de me vouer pour jamais à la vie contemplative. Maintenant, je suis certain de ne plus manquer de courage pour aller jusqu’au bout ; l’œuvre me tient. »
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Berlioz s’inspire de Gluck, de la tragédie lyrique et du grand opéra à la française
Berlioz avait visiblement l’intention d’achever le texte avant de commencer la musique, mais il ne résiste pas à la tentation d’écrire le magnifique duo entre Didon et Énée de l’acte IV, « Nuit d’ivresse et d’extase infinie », dont les paroles sont en partie empruntées au dernier acte du Marchand de Venise de Shakespeare. L’auteur britannique est l’autre grande source d’inspiration. « C’est Shakespeare qui est le véritable auteur des paroles et de la musique. Il est singulier qu’il soit intervenu, lui le poète du Nord, dans le chef d’œuvre du poète romain. Virgile avait oublié cette scène », écrit-il en juin à un ami.
Le livret est terminé le mois suivant, et dans une nouvelle lettre à la Princesse, Berlioz s’exclame : « Croirez-vous que je suis tombé in love, mais tout à fait, pour ma reine de Carthage ? Je l’aime à la fureur, cette belle Didon ! » L’acte I, le plus long des cinq, est composé entre août 1856 et février 1857. Puis, Berlioz écrit l’acte IV, qu’il avait ébauché avec le duo d’amour ainsi que le Final.
En avril 1857, il reprend le travail dans l’ordre avec l’acte II, bientôt suivi des actes III et V. Ce dernier est terminé en avril 1858. L’ouvrage raconte la chute de Troie et la fondation de Rome. Outre les personnages de Didon et d’Énée, Berlioz a donné à celui de Cassandre une place importante, et une dimension particulièrement humaine.
La musique et l’articulation du livret sont inspirés des opéras de Gluck, ainsi que de la tragédie lyrique du XVIIIe de Rameau et du grand opéra à la française de la première moitié du XIXe de Meyerbeer. Comme la plupart des opéra français, Les Troyens réservent une large place aux chœurs et à la danse. Durant ces deux années, Berlioz, qui a consacré la quasi-totalité de son temps aux Troyens, a été en osmose complète avec Virgile. « Il me semble que j’ai connu Virgile ; il me semble qu’il sait combien je l’aime. Hier, j’achevais un air de Didon. Après l’avoir chanté une fois, j’ai eu la naïveté de dire tout haut : “C’est cela, n’est-ce pas, cher Maître ?” Comme si Virgile eût été là. »
Duo de Didon et Enée, « Nuit d’ivresse et d’extase infinie » (Susan Graham, Gregory Kunde, Orchestre révolutionnaire et romantique, dir. Sir John Eliott Gardiner).
L’Opéra de Paris ne donnera jamais suite à la demande de Berlioz
En terminant son travail de composition, Berlioz ne se doute peut-être pas que le plus difficile reste à faire : monter Les Troyens. Berlioz rêve de les mettre à l’affiche de l’Opéra de Paris. Mais depuis le terrible échec de Benvenuto Cellini en 1838, les portes du temple parisien du chant lyrique lui sont fermées. Et puis, même si personne n’a encore entendu la moindre note des Troyens, une rumeur court selon laquelle l’ouvrage est trop long !
Pendant cinq longues années, l’Opéra de Paris va tergiverser, repoussant sans cesse sa réponse. La partition reste dans les cartons, sans être jouée, à quelques rares exceptions. Ainsi, au début du mois d’août 1859, des extraits des deux premiers actes sont donnés dans une version chant-piano. Puis, le 19 août 1859, au Festival de Baden Baden où Berlioz dirige chaque été depuis quelques années, Pauline Viardot et Jules Lefort chantent quelques extraits des Ier et du IVe actes. Berlioz est émerveillé par la cantatrice, qui elle-même s’est enthousiasmée pour Les Troyens.
De retour à Paris, elle organise dans son hôtel particulier une soirée où elle interprète de nouveaux extraits. En 1861, le peintre Édouard Bertin organise lui aussi dans ses salons une séance de lecture de l’ouvrage. Mais, Les Troyens n’arrivent toujours pas à dépasser ce cercle intime et privilégié. Dans ses Mémoires, Berlioz raconte cette période de faux espoirs. « Un soir, aux Tuileries, je pus avoir un instant d’entretien avec l’Empereur, et il m’autorisa à lui remettre le poème des Troyens, m’assurant qu’il le lirait s’il pouvait trouver une heure de loisir. Mais a-t-on du loisir quand on est Empereur des Français ? Je remis mon manuscrit à Sa Majesté qui ne le lut pas et l’envoya dans les bureaux de la direction des théâtres. Là on calomnia mon travail, le traitant d’absurde et d’insensé, on fit courir le bruit que cela durerait huit heures, que je demandais trois cents choristes. »
L’espoir renaît malgré tout peu après, par l’intermédiaire d’un librettiste : « Un jour, Alphonse Royer me prit à part et me dit : “Le ministre d’État m’a ordonné de vous annoncer qu’on allait mettre à l’étude, à l’Opéra, votre partition des Troyens, et qu’il voulait vous donner pleine satisfaction.” Cette promesse ne fut pas mieux tenue que tant d’autres. »
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Jugés trop longs, Les Troyens sont divisés en deux parties : La Prise de Troie et Les Troyens à Carthage
Si l’Opéra de Paris a dédaigné Les Troyens, le directeur d’un autre théâtre s’est lui toujours montré très intéressé par l’ouvrage. Il s’agit de Léon Carvalho. Il dirige le Théâtre-Lyrique et il n’attend qu’une chose : que Berlioz accepte sa proposition de monter Les Troyens. Il verra ses vœux exaucés en 1863. Mais une nouvelle difficulté va un temps compromettre le projet : la dimension et les moyens de la salle ne permettent pas de monter les cinq actes de l’opéra.
Berlioz se résout à le diviser en deux parties, et accepte de réduire l’orchestration. Seuls les trois derniers actes sont retenus, et rassemblés sous le titre Les Troyens à Carthage, dont la création a lieu le 4 novembre 1863. Ce n’est pas un triomphe, mais pas un échec non plus. Même amputé de deux actes, l’ouvrage représente encore 4h30 de spectacle, en raison de changement de décors qui peuvent nécessiter jusqu’à une heure de manipulation !
Malgré tout, l’ouvrage affichera 21 représentations, ce qui est plutôt honorable. En revanche, les deux premiers actes réunis sous le nom de La Prise de Troie, restent dans les tiroirs. D’ailleurs, Berlioz n’entendra jamais l’intégralité des Troyens qu’il a tant chéris et auxquels il a consacré tant d’effort. Comme pour d’autres ouvrages français, c’est en Allemagne, à Karlsruhe, et en allemand, que la version intégrale est donnée pour la première fois, en deux soirées, en décembre 1890. Mais, Berlioz n’était plus là pour l’entendre, il avait quitté ce monde 21 ans auparavant, le 8 mars 1869.
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