Le Concerto pour violon de Sibelius : vous laisserez-vous envoûter ?

Sibelius ne nous a laissé qu’un seul concerto, le dédiant à son instrument fétiche, le violon. Un concerto puissant, ensorceleur qui aura mis des années à gagner la consécration du public. Il figure pourtant aujourd’hui aux sommets du répertoire où il côtoie les chefs d’œuvre de Mendelssohn, Bruch, Brahms et Tchaïkovski.

« Il y a une part en moi qui rêve encore d’être violoniste. Cela s’exprime parfois de façon sauvage » avouait Sibelius.

C’est avec le violon et dans sa seizième année que Sibelius, initié à la musique par le piano, débute sérieusement ses études musicales. Un apprentissage bien tardif pour envisager une carrière de virtuose, d’autant qu’une blessure à l’épaule lui avait laissé des séquelles. Pourtant ce rêve, il le caressa longtemps dans sa jeunesse et le garda enfoui au fond de lui-même tout au long de sa vie, même s’il avait dû y renoncer très vite pour se consacrer uniquement à la composition. Aussi était-il évident pour lui d’écrire un concerto pour cet instrument qu’il chérissait tant et dont il maîtrisait la technique. Contrairement à Mendelssohn ou Brahms, point besoin de demander les conseils d’un expert ! Et c’est sans doute pour lui-même qu’il composa ce concerto, pour ce virtuose qu’il aurait tant aimé devenir. Cette identification au soliste expliquerait, selon son biographe Erik Tawastsjerna, la nostalgie et l’intensité romantique dont témoignent la partition.

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Le concerto pour violon germe dans l’esprit de Sibelius pendant plusieurs années.

Dès ses débuts dans la composition, Sibelius fait la part belle à son instrument, écrivant durant ses années de formation plusieurs courtes pages pour violon et piano ainsi qu’un quatuor à cordes. Et c’est fort d’une expérience dans la musique orchestrale, avec notamment deux symphonies à son actif, qu’il donnera naissance, un peu avant ses 40 ans, à son Concerto pour violon. Il commence à y songer dès 1899, encouragé par le violoniste Willy Burmester qui lui en avait fait la commande. « J’ai trouvé de magnifiques thèmes pour le concerto pour violon », écrit-il alors à sa femme, Aino. Mais plusieurs autres ouvrages majeurs, dont la 2ème Symphonie et le poème symphonique En Saga occupent son esprit. Le compositeur doit, en outre, faire face à son addiction à l’alcool, comme il le confie à son frère en 1903 : « Mon penchant pour la boisson a des racine très profondes et très dangereuses. Je te promets d’essayer de toutes mes forces de m’en sortir ». Plongé enfin, en cette année, dans l’écriture de son concerto, le compositeur se sent désarçonné, avoue se battre avec la partition, révélant à son ami et mécène Axel Carpelan avoir l’impression que le sol se dérobe sous ses pieds. « Jean est littéralement en feu (et moi aussi !) et pour ce concerto il souffre d’un embarras de richesse. Sa tête est tellement pleine de thèmes qu’il en devient ivre. Il reste debout toute la nuit, joue merveilleusement et ne peut pas se détacher de ces splendides mélodies » rapporte sa femme, Aino, l’année suivante. Mais le commanditaire, Burmester, s’impatiente et presse le compositeur de fixer une date pour la création. N’ayant pu trouver d’arrangements pour satisfaire le violoniste à l’agenda bien chargé, Sibelius est contraint de faire appel à un autre soliste, Viktor Nováček, dont les talents et la notoriété sont loin d’être à la hauteur de la tâche qui l’attend !

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La création du concerto pour violon, dans sa version originale, vire au désastre.

L’inquiétude gagne Sibelius et sa femme Aino à la veille de la création du concerto prévue pour le 8 février 1904. Une inquiétude fondée, dans la mesure où Viktor Nováček ne semble pas maîtriser la partition. C’est devant une salle comble et sous la direction du compositeur, que le violoniste témoigne alors de son incapacité à surmonter les difficultés de l’œuvre, suscitant de vives critiques. La presse s’en donne à cœur joie pour éreinter le concerto à tel point qu’Oskar Merikanto, grande figure de la musique finlandaise, s’en offusque : « Est-ce la meilleure façon d’encourager le premier compositeur de Finlande à écrire de grandes œuvres encore plus remarquables ? »  Certains ne manquent pas, cependant, de prédire un grand avenir à l’œuvre de Sibelius, rappelant que le concerto pour violon de Tchaikovsky avait mis du temps à s’imposer. Trois représentations à Helsinki, suivies d’une autre à Turku et l’ouvrage, bien que témoignant déjà d’une riche inspiration, ne sera plus jamais redonné, dans sa version originale… avant 1990.

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Sibelius commence une nouvelle vie à Ainola, dans le calme et la solitude.

Sibelius décide de retirer le concerto et de repousser sa publication, afin de se donner le temps de le réviser. Et c’est loin du tumulte d’Helsinki, dans la petite ville de Järvenpää, à une quarantaine de kilomètres d’Helsinki que le compositeur retrouve la sérénité pour composer : « Mon art exigeait un nouvel environnement. A Helsinki, toute mélodie mourait en moi. En outre, j’aimais trop la vie en société pour refuser les invitations qui me freinaient dans mon travail. Je devais partir ». Sur la pente d’une colline boisée, il fait construire ce qui deviendra sa demeure jusqu’à la fin de sa vie, une maison qu’il baptise Ainola, en hommage à sa femme. Et les projets fusent dans son esprit : une 3ème Symphonie, une musique de scène sur Pelléas et Mélisande … L’installation dans son havre de paix, en septembre 1904, lui ouvre de nouvelles perspectives créatrices. C’est dans cette maison en bois, en bordure d’un lac, entourée d’arbres, avec son toit en pente et ses larges fenêtres que naîtront ses chefs d’œuvre à venir. Ainola est aujourd’hui un lieu de mémoire ouvert au public, que tout amoureux de la musique de Sibelius, de passage en Finlande, se doit de visiter. Ses murs ornés de tableaux parmi lesquels le célèbre portait de Gallen-Kallela, son fumoir, son piano, son sauna et son jardin où reposent Sibelius et sa femme nous feraient presque ressentir la présence du compositeur.

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Richard Strauss redonne vie au Concerto pour violon de Sibelius à Berlin.

Une année s’écoulera avant que Sibelius ne parvienne à achever la nouvelle version de son concerto, au printemps 1905. Pour sa recréation, Burmester, qui n’était pas disponible à la date envisagée, est, encore une fois, écarté. Celui qui aura été l’initiateur de ce concerto ne le jouera finalement jamais ! Le choix se porte sur Carl Halir, premier violon de l’Orchestre du Staatsoper de Berlin. Car c’est à Berlin que renaîtra l’oeuvre de Sibelius, sous la direction de Richard Strauss et sans la présence du compositeur, le 19 octobre 1905. Sibelius en avait atténué la virtuosité, révisé les contours et l’équilibre orchestral, en particulier dans le premier mouvement, ne touchant quasiment pas à l’Adagio (dont la beauté avait été saluée lors de sa première création) et se contentant de coupures dans le final. La partition n’en demeure pas moins complexe à jouer à tel point que Richard Strauss exige 4 répétitions pour la monter. Mais le public se montre peu réceptif à la musique de Sibelius. Présent dans la salle, le brillant violoniste Joseph Joachim (créateur des concertos de Bruch et de Brahms) juge le concerto « abominable et ennuyeux. »

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D’autres critiques saluent pourtant les effets hypnotiques et parfois puissants de la partition, et célèbrent « une œuvre écrite avec imagination, captivante aussi bien par sa forme que par ses couleurs. » Sa première audition en Finlande, le 12 mars 1906 à Helsinki, ne suscite guère plus d’emballement. Plusieurs années voire décennies s’écouleront avant que l’oeuvre ne trouve son public et ne s’impose comme l’un des plus grands concertos du répertoire. Jasha Heifetz s’en fera l’ambassadeur et sera le premier à l’enregistrer, en 1935, avec Thomas Beecham et le London Philharmonic. Après ce concerto, Sibelius négligera de longues années le violon avant d’écrire de nouvelles pages pour l’instrument et d’envisager un second concerto qui ne verra jamais le jour.

 


Ray Chen, Orchestre Symphonique de Göteborg, dir. Kent Nagano

 

Un souffle romantique traverse cette partition saisissante de virtuosité et de lyrisme.

S’il respecte la tradition, adoptant notamment la forme en 3 mouvements, le concerto de Sibelius donne l’impression d’une grande liberté, d’un esprit quasi rhapsodique. Une liberté perceptible également dans les relations entre le violon et l’orchestre qui semblent se déployer presque indépendamment, sans véritablement dialoguer. Loin d’être l’accompagnateur du soliste, l’orchestre est riche et puissant, conférant une dimension symphonique au concerto. Se dégage de la partition une force presque primitive, comme venue du plus profond de la terre, de la nature et de ses rochers. Dès ses premières mesures, le violon nous hypnotise alors que s’élève son premier thème au-dessus d’un fébrile et troublant trémolo de cordes. Dans ce premier mouvement, Allegro moderato, au climat inquiétant et dramatique, le violon, souvent exploité dans son registre aigu, se fait lyrique et passionné. Le second mouvement, Adagio, s’apparente à une canzonetta d’inspiration plus méditerranéenne (référence au séjour que Sibelius effectua en Italie pendant les années de sa composition ?), tandis que le final, Allegro ma non tanto, est aussi étourdissant que martial, parcouru par un ostinato au rythme martelé. A travers un langage empreint de romantisme, Sibelius témoigne d’une singularité et d’une modernité qui expliquent sans doute le trouble perçu par ses premiers auditeurs. Trouble qui a laissé sa place, aujourd’hui, à l’émerveillement au point de faire figurer l’œuvre parmi les plus aimées du compositeur finlandais.

 

Laure Mezan

 

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