Le Premier Concerto pour piano de Liszt prend ses distances avec la forme classique, et permet au compositeur de mettre en valeur sa virtuosité, ses qualités de technicien et son talent d’orchestrateur.
La production concertante de Liszt voit se côtoyer des arrangements et des œuvres originales
Bien que la forme, a priori, ne s’y prêtât guère, la production concertante de Franz Liszt voit se côtoyer des arrangements et des œuvres originales. On retrouve, dans cette première catégorie, les compositeurs qui ont compté dans son développement personnel et pour lesquels il éprouve une vive admiration, tels Beethoven (Fantaisie sur des thèmes des « Ruines d’Athènes »), Berlioz (Grande Fantaisie symphonique sur des thèmes de « Lélio »), Weber (Polonaise brillante), ou Schubert avec cette Wanderer-Fantaisie dont la partie de piano passe pour plus facile aux mains des pianistes que celle d’origine ! Ce sont dans l’ensemble des œuvres brillantes, d’humeur badine – à l’exception de la Wanderer, plus fidèle -, caractéristiques de sa première période. Liszt mettra à profit son expérience de chef d’orchestre acquise à Weimar pour réviser l’orchestration, réduisant ainsi la discrépance avec les fantastiques trouvailles d’ordre pianistique. On peut aussi y joindre la Fantaisie hongroise (1852), en fait une version élargie de la 14ème Rhapsodie hongroise, où le piano se fait l’émule du cymbalum.
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A la seconde catégorie appartiennent, en sus des deux Concertos (1855 et 1861) bien connus, Malédiction (1830) et la Totentanz (1859), cinq variations sur le Dies irae. Ce qui retient l’attention, dans l’ensemble du corpus, est une certaine permanence de la pensée visant à unifier les différents mouvements par le procédé de la transformation thématique, auquel s’ajoute l’exécution attacca, c’est-à-dire sans interruption. De ce point de vue, les Concertos radicalisent certains principes mis en œuvre par Carl Maria von Weber dans son Konzertstück pour piano et orchestre (1821).
Contemporain des Préludes et du 1er volume des Années de Pèlerinage, le Concerto n°1 précède d’une dizaine d’années la Sonate en si mineur
Comme pour nombre d’œuvres du vaste corpus lisztien, la composition du Concerto pour piano en mi bémol majeur s’étala sur une longue période et se poursuivit par des révisions apparemment sans fin : commencé à Rome en 1839 (mais on trouve une ébauche du thème initial dans un cahier d’esquisse de 1831), il dut attendre plus d’un quart de siècle que Liszt accepte de ne plus y toucher et consente finalement à sa publication. Au niveau de sa genèse, l’œuvre appartient donc à la première période de la vie du musicien – appelée Glanz Period – et sa mise au propre coïncide avec son installation à Weimar.
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Contemporaine du célèbre poème symphonique Les Préludes et du premier volume des Années de Pèlerinage, elle précède d’une dizaine d’années la Sonate en si mineur. En virtuose reconnu et adulé sur toutes les scènes européennes (les femmes allaient jusqu’à recueillir les mégots de ses cigares qu’elles conservaient pieusement comme des reliques), le compositeur lui-même en assura la création au château de Weimar, le 17 février 1855, sous la direction d’Hector Berlioz. D’une durée relativement brève (moins de vingt minutes), le Concerto en mi bémol compte aujourd’hui parmi les plus joués du répertoire romantique.
1er mouvement du Concerto pour piano n° 1 (Martha Argerich)
Quatre mouvements, liés par leur thématique et sans interruption entre eux
L’œuvre se divise en 4 mouvements, thématiquement liés et joués d’un seul tenant, sans interruption. Procédé qui découle de la principale innovation compositionnelle de Liszt : ce qu’on a appelé la « transformation thématique », laquelle permet de développer un morceau de manière continue à partir d’un petit nombre de thèmes (ou motifs), généralement plus remarquables par les transformations qu’ils subissent que par leurs qualités intrinsèques. Ainsi des sept notes initiales, énoncées de manière péremptoire par tout l’orchestre avant l’entrée fracassante du piano en une longue et périlleuse cadence. Selon François-René Tranchefort, cette forme est en réalité « de caractère rhapsodique, et relève bien plutôt de la grande variation (directement annonciatrice des Variations symphoniques d’un César Franck) ». De ce point de vue, le Concerto en mi bémol est révolutionnaire, même si le Second Concerto en la majeur approfondira encore davantage cette dimension organique du matériel thématique à travers ses sept mouvements enchaînés. Le piano s’érige en soliste héroïque et rivalise de virtuosité avec un orchestre dont le rôle dépasse de loin celui du simple accompagnateur.
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Orchestrateur accompli, Liszt multiplie les couleurs, ménage des effets instrumentaux et rythmiques insolites, à commencer par le fameux tintement du triangle du troisième mouvement, auquel le sévère critique viennois Eduard Hanslick ne manqua pas de réagir : « Mais c’est là un concerto pour triangle ! ». En 1857, Liszt se sentit obligé de faire la mise au point suivante… où perce une pointe d’ironie : « Pour ce qui est du triangle, je ne nie pas qu’il puisse en choquer certain, surtout s’il est frappé trop fort ou de manière imprécise (…) Certains musiciens apparemment sérieux et solides préfèrent traiter les instruments à percussion comme la racaille indigne de la compagnie des gens bien de la symphonie (…) En dépit de cet infiniment sage veto imposé par d’éminents critiques, je n’en continuerai pas moins à utiliser les instruments à percussion et pense pouvoir les enrichir de quelques effets peu connus ». On n’en prendra pour exemple que l’Héroïde funèbre (1857), ample et sombre marche d’une dimension toute mahlérienne.
Jérémie Bigorie