Avec le Prélude à l’après-midi d’un faune, Debussy nous décrit l’éveil voluptueux du désir à travers l’une de ses pages les plus oniriques qui, à l’aube du XXème siècle, fait entrer la musique symphonique dans une nouvelle ère. La danse, en la personne de Nijinski, s’emparera de cette musique aux courbes si sensuelles, née de la poésie de Mallarmé, pour en faire l’un des ballets fondateurs de l’art chorégraphique moderne.
Debussy, assoiffé de liberté, prend ses distances avec le milieu musical officiel pour inventer un nouveau langage.
En cette dernière décennie du XIXème siècle, Debussy, âgé d’une trentaine d’années, est rentré de son séjour à la villa Médicis décroché avec son premier prix de Rome, et traverse une « période de bohème » aux côtés de sa maitresse Gaby, avec laquelle il s’est établi dans un modeste appartement rue de Londres, à Paris. Un voyage à Bayreuth lui a fait découvrir l’œuvre de Wagner tandis qu’à l’exposition universelle de 1889 s’est révélée sa passion pour les traditions musicales d’extrême orient. Fuyant les cercles musicaux, il fréquente volontiers le Cabaret du Chat Noir, où il rencontre Erik Satie, et les salons littéraires, où il se lie d’amitié avec des poètes, écrivains et peintres auprès desquels il suscite une certaine admiration. Le musicien cherche alors de nouvelles voies. Composant quelques œuvres pour subsister, son esprit est tourné vers des projets qui feront entrer son langage dans la modernité. Les « Ariettes oubliées » d’après Verlaine, la Suite bergamasque avec son envoûtant « Clair de lune » ou encore le Quatuor à cordes voient ainsi le jour. Mais ce sont Mallarmé et Maeterlinck qui nourriront ses premiers grands chefs d’œuvre retentissants : le Prélude à l’après-midi d’un faune ainsi que son opéra Pelléas et Mélisande, qu’il mettra encore quelques années à achever.
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La poésie de Mallarmé inspire à Debussy une partition aussi libre qu’onirique.
La poésie est l’une des grandes sources d’inspiration de Debussy, qui savait lui-même se montrer poète à travers les titres de ses pièces ou les indications qu’il portait sur ses partitions, et allait jusqu’à écrire ses propres textes pour certaines de ses mélodies. De sa rencontre en 1890 avec Mallarmé – dont il avait déjà mis des vers en musique dans une mélodie intitulée « Apparition » – naîtra son premier grand chef d’œuvre orchestral. Le poète lui avait à l’origine suggéré de participer à un projet théâtral se déclinant en 3 scènes : Monologue du Faune, Dialogue des nymphes et Réveil du faune. Songeant tout d’abord à un triptyque orchestral, Debussy se limita finalement au seul prélude, faisant abstraction de tout ce qui serait de l’ordre de l’anecdotique, pour se concentrer sur la dimension onirique. « Le Prélude à l’après-midi d’un faune ? Cher Monsieur, c’est peut-être ce qui est resté au fond de la flûte du faune ? Plus précisément, c’est l’impression générale du poème car, à le suivre de plus près, la musique s’essoufflerait ainsi qu’un cheval de fiacre concourant pour le grand prix avec un pur-sang. » écrit-il au critique Willy. Plutôt sceptique, dans un premier temps, Mallarmé se laisse séduire par la proposition du compositeur et ne cache pas son admiration lorsque Debussy l’invite à écouter son œuvre. « Cette belle musique ne dissone pas avec mon poème, elle va encore plus loin, vraiment dans la nostalgie et la lumière, avec finesse, avec malaise, avec richesse » confie-t-il.
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Le Prélude à l’après-midi d’un faune séduit et trouble ses premiers auditeurs.
Entamée en 1892, la composition du Prélude à l’après-midi d’un faune occupe Debussy jusqu’à la fin de l’été 1894. La partition déconcerte les musiciens de l’orchestre qui, lors des répétitions, doivent s’adapter aux nombreuses modifications apportées par un compositeur se montrant des plus perfectionnistes. A sa création, le 22 décembre 1894 à la Société Nationale de Musique, sous la direction de Gustave Doret, l’œuvre connaît un triomphe, au point d’être bissée. Mais si le public est séduit, la critique se montre moins enthousiaste, qualifiant l’ouvrage « d’indigeste » ou de « musique amusante à écrire mais nullement à entendre ». Certains y perçurent même l’influence de Wagner, appelant Debussy à « revenir à plus de simplicité. » Le compositeur s’amusa, lui, à commenter avec ironie sa partition, répondant ainsi au chef d’orchestre Camille Chevillard qui l’interrogeait sur l’interprétation du solo de flûte : « C’est un berger qui joue de la flûte, le cul dans l’herbe. » Plus sérieusement, il écrira, dans la note de programme du concert : « La musique de ce Prélude est une illustration très libre du beau poème de Stéphane Mallarmé. Elle ne prétend nullement à une synthèse de celui-ci. Ce sont plutôt des décors successifs à travers lesquels se meuvent les désirs et les rêves d’un faune dans la chaleur de cet après-midi. Puis, las de poursuivre la fuite peureuse des nymphes et des naïades, il se laisse aller au soleil enivrant, rempli de songes enfin réalisés, de possession totale dans l’universelle nature. »
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Debussy joue avec les timbres et les harmonies pour inventer une musique du désir.
La poésie est la substance même de cette partition avec laquelle Debussy s’éloigne des schémas traditionnels. Le prélude étant une forme offrant une vraie liberté, le compositeur se laisse guider par ses sensations, donnant l’impression d’une vaste improvisation et témoignant d’une grande fluidité dans sa perception du temps, évitant d’appuyer la pulsation ou de trop marquer le rythme. Et c’est la flûte qui donne son unité à la partition. La flûte, l’instrument auquel l’iconographie a si souvent associé l’image du faune, cette créature fantastique de la mythologie romaine, mi-homme mi-bouc, à la figure joyeuse et à la sensualité exacerbée. Debussy fait entendre son thème voluptueux pas moins de 10 fois tout au long de la pièce, d’abord à découvert puis l’harmonisant de façon différente, le modifiant selon les rêves mouvants du faune. L’ambiance est à la langueur, au temps suspendu comme à l’ivresse. Au-dessus des arabesques de l’instrument solo, c’est un véritable tableau sonore qui se déploie, les cordes bourdonnant telles des abeilles ou nous enveloppant, avec la harpe, au grès des pensées érotiques, les bois et les cors se combinant au sein d’alliages enchanteurs, la cymbale antique faisant résonner sa sonorité cristalline… L’orchestre chuchote et nous hypnotise. Un orchestre intime, dont le compositeur utilise les timbres avec autant d’originalité que de raffinement. Cette partition que Pierre Boulez saluait comme « le triomphe du modernisme », donne à la musique orchestrale une toute nouvelle dimension.
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Nijinski inaugure une modernité dans la danse avec le Prélude à l’après-midi d’un faune
En 1912, Vaslav Nijinski, célèbre étoile des Ballets russes, s’empare de la musique de Debussy pour créer une chorégraphie qui révolutionnera l’art de la danse et scandalisera le public par son érotisme. Le danseur, dont les talents subjuguent alors le public parisien, fait ici ses débuts de chorégraphe et entend bien imposer son esthétique. Une esthétique qui rompt avec les conventions du ballet, privilégiant les gestes stylisés, des mouvements saccadés et anguleux, faisant évoluer les danseurs de profil, dans un espace réduit, sans profondeur ni perspective, imaginant ainsi sa chorégraphie comme un bas-relief. Son inspiration, il était allé la chercher dans les attitudes de satyres et de nymphes observées sur des vases grecs exposés au musée du Louvre. Nijinski s’associe au décorateur Léon Bakst, grand admirateur et connaisseur de la Grèce antique (il signera également les décors et costumes du ballet Daphnis et Chloé de Ravel créé la même année). C’est ainsi devant une toile délibérément symbolique représentant un paysage de rochers et de lacs, installée à l’avant-scène, que se déploient les danseurs. Les nymphes sont en costume de gaze plissées et coiffées telles des déesses grecques tandis que le faune, incarné par Nijinski lui-même, porte un maillot sur lequel Léon Bakst avait peint des tâches noires.
Ballet L’Après-midi d’un faune de Nijinsky sur la musique de Debussy
Quand une partition née de la poésie, et n’ayant pas été pensée pour être dansée, marque l’histoire du ballet moderne.
La création du ballet, le 29 mai 1912 au Théâtre du Châtelet, provoque un scandale. Les gestes délibérément érotiques de Nijinski, allant jusqu’à mimer un orgasme, choquent une partie de l’assistance à commencer par le directeur du Figaro, Gaston Calmette qui écrit : « Ceux qui nous parlent d’art et de poésie à propos de ce spectacle se moquent de nous […] Nous avons eu un faune inconvenant avec de vils mouvements de bestialité érotique et des gestes de lourde impudeur. Voilà tout. Et de justes sifflets ont accueilli la pantomime trop expressive de ce corps de bête mal construit, hideux de face, encore plus hideux de profil. » D’autres, tels Jean Cocteau ou Auguste Rodin en saluent la valeur artistique. Le sculpteur ira jusqu’à prendre la plume pour appeler à « venir s’instruire et communier dans ce spectacle de la beauté », un spectacle s’élevant, selon lui, contre la routine, les préjugés et l’impuissance à innover. Debussy, quant à lui, exprimera son désaccord vis-à-vis de Nijinski, parlant d’une « dissonance atroce » à propos de la démarche du chorégraphe : « Pouvez-vous imaginer le rapport entre une musique ondoyante, berceuse où abondent les lignes courbes et une action scénique où les personnages se meuvent, pareils à ceux de certains vases antiques grecs ou étrusques, sans grâce ni souplesse, comme si leurs gestes schématiques étaient réglés par des lois géométriques pures ? ». Ce qui n’empêchera pas le compositeur de collaborer de nouveau avec le chorégraphe, l’année suivante, pour son ballet Jeux. Après Nijinski, de grandes figures de la danse moderne offriront à la musique de Debussy de nouvelles écritures chorégraphiques, de Serge Lifar en 1935 à Anne Teresa de Keersmaeker en 2006, en passant par Jerome Robbins en 1953 ou encore Maurice Béjart en 1987. Mais si le monde de la danse se l’est approprié, le Prélude à l’après-midi d’une faune demeure également l’une des pages les plus appréciées du public de concert et l’une des œuvres les plus fréquemment jouées de Debussy.
Laure Mezan
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