Petrouchka, le pantin génial d’Igor Stravinsky

Vaslav Nijinsky dans "Petrouchka" de Stravinsky

 Un an après L’Oiseau de feu et deux ans avant Le Sacre du printemps, Stravinsky livre l’une de ses grandes partitions pour les Ballets russes. Le compositeur russe a eu la vision d’un pantin « subitement déchaîné qui, par ses cascades d’arpèges diaboliques, exaspère la patience de l’orchestre, lequel à son tour lui réplique par des fanfares menaçantes ». Ce morceau burlesque et génial a entraîné une véritable révolution musicale.

Un nouveau ballet, avec comme sujet « l’éternel et malheureux héros de toutes les foires et de tous les pays ».

La première grande partition d’Igor Stravinsky pour les Ballets russes, L’Oiseau de feu, avait été un succès à l’Opéra de Paris. Ce succès, et d’une manière générale la réussite de sa saison 1910, avait convaincu Serge Diaghilev de former une compagnie permanente – jusqu’à présent, il « empruntait » ses danseurs à d’autres compagnies, notamment celle du Mariinski de Saint-Pétersbourg, où étaient créés la plupart de ses premiers spectacles. Cela tombait bien : Igor Stravinski fourmillait de nouveau projets pour Diaghilev. Il pensait à une symphonie païenne. Il avait aussi en tête « une sorte de Konzertstück » pour piano, qui deviendra Petrouchka. Il en raconte la genèse dans ses Chroniques : « J’écrivis cette scène à Lausanne, au début de l’automne 1910. […] En composant cette musique, j’avais nettement la vision d’un pantin subitement déchaîné qui, par ses cascades d’arpèges diaboliques, exaspère la patience de l’orchestre, lequel à son tour lui réplique par des fanfares menaçantes. Ce morceau burlesque achevé, il m’importait de lui donner un titre qui exprimerait en un seul mot le caractère de ma musique et, conséquemment, la figure de mon personnage. Je le cherchai longtemps. Et voilà qu’un beau jour, je sursautai de joie. Petrouchka ! L’éternel et malheureux héros de toutes les foires et de tous les pays ! C’était bien ça. Le titre était trouvé. Ce morceau devint par la suite le second tableau de mon ballet. »

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Avec Petrouchka, Stravinski voulut se divertir, selon ses propres termes, « à une œuvre orchestrale où le piano jouerait un rôle prépondérant ». Cette partition, tout comme celle du Sacre du printemps, trouvait sa source dans de brefs thèmes mélodiques ou rythmiques, intégrés dans un grand montage évoquant les collages cubistes. « Il n’est jusqu’aux contours rugueux et cassants, ni jusqu’aux élans saccadés et sous-tendus par des ostinatos – qui ne rendent cette œuvre si radicalement différente de tout ce que l’on a pu entendre par le passé, et qui trouvent leur origine dans les courts motifs populaires russes qui sont à la base de toute l’œuvre », écrivit Béla Bartók dans une conférence de 1943.

 

Petrouchka, sous-titré « Scènes burlesques en quatre tableaux », a finalement été créé le 13 juin 1911 au Théâtre du Châtelet, à Paris.

L’œuvre a bénéficié des divers talents des Ballets russes, des décors et des costumes de Benois, une chorégraphie de Fokine et la direction musicale de Pierre Monteux. Musicalement, Petrouchka se démarque nettement des œuvres précédentes de Stravinsky, notamment sur un plan rythmique, avec de constants changements de mesure. Dans le ballet suivant, Le Sacre du printemps, cette tendance sera portée à son paroxysme : la mesure de la « Danse sacrale » oscille sans cesse entre 1/16 et 5/16. « L’asymétrie est devenue une chose normale, constate le musicologue H. H. Stuckenschmidt ; voici atteint le sommet dans le processus de dissolution du mètre classique. »

Danse russe de Petrouchka (Orchestre Philharmonique de Munich, dir. Valery Gergiev, chorégraphie Vladimir Varnava)

 

Ces nouvelles rythmiques furent évidemment un défi pour les danseurs. D’une manière générale, les Ballets russes ont proposé une véritable révolution chorégraphique. Dans les pièces de Fokine, l’aspect dramatique et pictural déterminait l’esprit des mises en scène : la musique et la danse étaient assujettis à l’action et à la peinture, qui devenaient les éléments principaux du ballet, selon le principe « d’art total » souhaité par Diaghilev – et bien dans l’air du temps. Mais ce n’est pas tout. En plus de la transformation profonde de la scénographie, des costumes, des couleurs, du ton de ces nouveaux ballets, c’est la manière de danser qui s’en est trouvée bouleversée. Tandis que Stravinsky cherchait, dans ses partitions, à sortir du romantisme musical, les Ballets russes chahutaient en profondeur le ballet académique.

 

Petrouchka transformé en sonate pour piano, sur une idée d’Arthur Rubinstein.

Son champ d’exploration ne se limita bien évidemment pas au ballet. Stravinsky aborda les domaines musicaux les plus variés, comme le piano, qu’il retrouvait à chaque moment-clé de son évolution. Il ne reste pourtant qu’une unique pièce de répertoire à son catalogue, les fameux Trois Mouvements de Petrouchka de 1921. Commandée par Arthur Rubinstein, qui, compte tenu de sa très grande difficulté, se garda bien de l’enregistrer, cette sorte de sonate très virtuose (en trois mouvements rapide/lent/rapide) reprend l’essentiel du ballet de 1910 : I. Danse russe, avec les fameux « accords de Petrouchka » / II. Chez Petrouchka, avec le « thème du pantin » / III. La Semaine grasse, qui intègre presque toute la quatrième partie du ballet.

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Loin d’être une simple transcription, les Trois Mouvements permirent à Stravinsky d’exploiter le piano dans une dimension essentiellement verticale et percussive. Dans ses mémoires, Rubinstein rapporte cette réflexion du compositeur : « Tu t’imagines toujours que tu peux chanter sur un piano, mais tu te fourres le doigt dans l’œil. Le piano n’est qu’une utilité, et son emploi correct, c’est la percussion. » Dans Petrouchka, cet élément motorique est toujours tempéré par la mélodie d’inspiration folklorique. C’est pourquoi Trois Mouvements, pièce novatrice entre toutes, s’inscrit aussi dans une certaine tradition russe, celle des Tableaux d’une exposition de Moussorgsky. Cela explique sans doute en partie son succès jamais démenti.

 

Bertrand Dermoncourt

 

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