Si Chopin n’est pas l’inventeur du nocturne, il l’a enrichi de ses plus belles pages. Il y donne libre cours à son goût pour la longue phrase mélodique ornée, inspirée du bel canto italien. Séjour de la mélancolie et du rêve, les Nocturnes nous plonge dans l’ineffable.
Avec ses 21 Nocturnes, Chopin donna au genre ses lettres de noblesse
Rien ne fit davantage pour la renommée de Frédéric Chopin parmi la haute société que les Nocturnes (et les Valses)… bien qu’il ne fut pas le créateur du genre, pas plus que Schubert ne fut celui de l’impromptu ou Haydn celui de la symphonie : l’Irlandais John Field (1782-1837), le premier, baptisa « nocturne » un court morceau de piano de caractère rêveur et élégiaque, constitué le plus souvent par une mélodie évoluant cantabile sur un simple accompagnement – généralement un arpège ondulant. Il n’en demeure pas moins que Chopin, dans ses 21 Nocturnes composés en l’espace de vingt ans entre 1827 et 1846 (en incluant les pièces de jeunesse publiées de manière posthume), donna au genre ses véritables lettres de noblesse en même temps qu’il le porta à son ultime degré d’achèvement : aucun nocturne composé après Chopin ne surpassera ceux du Polonais.
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Généreusement orné en longues coulée lyriques, le bel canto cher à notre musicien grand admirateur de Bellini s’y épanche avec prodigalité. A charge pour le pianiste de ne pas tomber dans la mièvrerie en maintenant ce délicat équilibre entre le classicisme de la ligne et le romantisme de l’expression, avec à l’esprit la consigne du maître : « Que votre main gauche soit votre maître de chapelle ; elle est comme une montre. Quant à la droite, faites-en ce que vous voulez et ce que vous pouvez ». Plus tard, Chopin y ajouta une explicite métaphore : « La main droite peut s’écarter de la mesure, mais la main d’accompagnement doit rigoureusement la tenir. Imaginons un arbre avec ses branches agitées par le vent : le tronc est la mesure inflexible, les feuilles qui se meuvent sont les inflexions mélodiques ».
L’on reste impuissant à verbaliser une si merveilleuse expression de l’amour, de la mélancolie, de la douleur : de l’ineffable.
Pour Camille Bourniquel, le nocturne est « moins un cadre de composition – comme le scherzo, l’impromptu, la ballade – qu’une façon de s’abandonner, de glisser vers un état de sensibilité diffuse ». Pour autant, ce chant plein d’intimité permet d’exprimer toute une vie intérieure qu’il serait impossible de traduire d’une autre façon. C’est pourquoi l’on reste impuissant à verbaliser une si merveilleuse expression de l’amour (aux aspirations cosmiques), de la mélancolie, de la douleur : de l’ineffable.
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L’une des caractéristiques fondamentales des Nocturnes, outre leur lyrisme et cette combinaison singulière d’arpèges et d’ornements à la ligne mélodique, consiste dans la forme ternaire d’un grand nombre d’entre eux. La section centrale offre le contraste attendu avant la reprise légèrement modifiée de la première partie. Face à une partition des Nocturnes, tout pianiste se trouve confronté à deux difficultés essentielles : le legato, et l’exécution du fameux rubato – « dérobé » en italien car, en ralentissant, l’on « dérobe » du temps.
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L’influence de John Field est perceptible dans les premiers nocturnes
L’influence de John Field est perceptible dans les premiers nocturnes de l’Opus 9, composés par un Chopin de dix-sept ans, de caractère intimiste et d’essence monothématique (Nocturnes n° 1, 2 et 3) : s’y déploient ce même style de mélodie accompagnée, ces mêmes fioritures inspirées du bel canto italien. Avec la triade de l’Opus 15 (numéros 4, 5 et 6), Chopin se détache progressivement de son modèle – alors très en vogue dans les salons – avant d’affirmer pleinement sa conception personnelle du genre avec les deux volets de l’Opus 27 (numéros 7 et 8). Le premier (ut mineur), de forme tripartite comme presque tous les Nocturnes, débute par un larghetto rêveur qui contraste avec l’épisode central, à la rythmique sombre et tendue (dont Fauré se souviendra dans son propre Nocturne n° 1) ; le second (ré bémol majeur) développe une mélodie comme saturée d’ornements sur un fond d’arpèges colorés d’harmonies versicolores. Après la parenthèse des deux Nocturnes de l’Opus 32, où semblent transiter à nouveau quelques réminiscences de Field, l’on regagne les sommets avec le numéro 11 en sol mineur et avec le numéro 12 en sol majeur, lequel alterne continument deux thèmes – le second adoptant un rythme balançant de barcarolle.
La pianiste Valentina Lisitsa interprète le Nocturne n° 13 en ut mineur op. 48 n° 1
Dans ses dernières années, « Chopin accède au chant pur »
Avec le Nocturne n° 13 en ut mineur op. 48 n° 1, sans conteste l’un des sommets de la série, Chopin donne l’une de ses œuvres les plus originales et les plus inspirées, superbement travaillée pour ce qui est de la délicate transition entre le lento très sombre par lequel elle commence et l’agitato de sa partie médiane, tout en rafales d’octaves. Le Nocturne n° 16 en si bémol majeur op. 55 n° 2 reflète, selon Max Harrison, « l’accroissement général de l’activité contrapuntique dans la musique tardive de Chopin ». En raison de l’agencement complexe de leurs lignes mélodiques, du raffinement de leur harmonie chromatique et de leur fluidité rythmique (à l’ornementation fleurie des premiers opus se substitue une sorte de notre contre note), les deux ultimes Nocturnes s’imposent comme deux compositions capitales parmi tout le catalogue de Chopin. Leur « modernité » préfigure à bien des égards le cycle de nocturnes fauréen. Selon Guy Sacre, « Chopin accède au chant pur ».
Jérémie Bigorie