La Symphonie pathétique de Tchaïkovski : quand le désespoir produit un chef-d’oeuvre musical

Tchaïkovski annonce en février 1893, dans une lettre à son neveu, la composition d’une “symphonie à programme” et l’évoque ainsi : « Profondément empreinte de sentiments subjectifs… C’est un programme qui doit rester une énigme pour tous, sauf pour moi… Cette symphonie comportera beaucoup de choses nouvelles, entre autres, le final qui ne sera pas un bruyant allegro, mais un long adagio ».

Aucun indice ne laisse prévoir que le 16 octobre 1893, soit un mois et deux jours après la création de l’ouvrage sous sa direction, le compositeur disparaisse aussi tragiquement.

Le 19 août de la même année, l’œuvre est achevée. Bien qu’il ait évoqué dans sa lettre une “énigme”, Tchaïkovski n’a pas à l’esprit la composition d’un requiem. Il aura fallu attendre presque un siècle et l’ouverture des archives de l’ex-URSS pour que s’impose une hypothèse quant aux causes de la mort du compositeur. On pense que Tchaïkovski aurait été poussé au suicide à l’issue d’un conseil de famille. Son homosexualité était en effet sur le point de causer un scandale touchant de près la famille impériale. Contrairement à la légende, il ne serait donc pas mort accidentellement du choléra après avoir bu de l’eau de la Neva.

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A l’âge de 53 ans, Tchaïkovski qui éprouve une peur panique de la mort, livre en musique une représentation de la souffrance et de sa propre fin.

Malgré les raisons objectives de ne pas croire à la thèse d’une œuvre testamentaire, la Symphonie Pathétique évoque la mort de manière évidente bien que ce thème soit également présent dans les œuvres antérieures. Le thème de la destinée, le souffle du fatum déjà présent dans les deux précédentes symphonies atteint un point culminant. Le compositeur évoque cette notion comme étant « la force fatale qui empêche l’accomplissement de l’élan vers le bonheur… Et qui empoisonne constamment notre âme… Cette force est invincible et personne ne peut la maîtriser. Il ne reste qu’à se résigner à une tristesse sans issue ». La représentation de la mort, l’attirance du morbide, la certitude d’une destinée sans espoir parcourent son œuvre. Mais Tchaïkovski n’est pas le seul artiste à traduire ce mal-être qui est évoqué aussi bien dans la littérature que dans la peinture russe de l’époque. Le phénomène est collectif, passionnel, révélé avec magnificence dans la solitude de Boris Godounov de Moussorgski et les romans de Dostoïevski.

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La Symphonie Pathétique provoque également une rupture avec le modèle de la symphonie romantique qui se conclut presque systématiquement dans la violence des derniers accords. Ils symbolisent alors la victoire ou la défaite du héros. Peu d’œuvres à l’instar de la Troisième Symphonie (1883) de Brahms osent déjà le silence des derniers accords. Tchaïkovski gardait encore quelque espoir dans ses Quatrième et Cinquième Symphonies dont la puissance du finale dressait le portrait d’un homme certes vaincu, mais “les armes à la main”. Dans aucune autre symphonie de la fin du XIXe siècle, nous ne retrouverons par conséquent un tel climat de résignation, un dégoût de la lutte aussi puissamment exprimé que dans la Pathétique. Il faudra attendre l’expression du désespoir dans les ultimes partitions de Chostakovitch.

 

Chant douloureux, déploration, révolte, sarcasme, aussi… Tchaïkovski se confie sans fard dans ces pages bouleversantes.

 La Symphonie débute dans un climat sourd et inquiétant. L’Adagio laisse rapidement la place à un Allegro non troppo. Le chant douloureux du basson évoque encore les couleurs de l’introduction de la Cinquième Symphonie. S’agit-il de l’écho d’un choral liturgique orthodoxe ?  La véritable nature de l’œuvre apparaît dans un rythme haletant. Les contrastes sonores s’amplifient et utilisent toute la dynamique de l’orchestre. Le thème principal qui s’impose, irrigue bientôt chaque mouvement par une sorte de leitmotiv. Il pourrait symboliser la déploration de l’office des morts. La plainte se brise sur le ressac de gigantesques crescendos ponctués par les cuivres.

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Un rythme de valse ouvre le second mouvement, Allegro con gracia. Voici une valse qui semble pour le moins hors de propos, claudicante et à la limite du sarcasme sur son rythme à cinq temps. Elle tente de faire oublier la violence du précédent mouvement, mais l’atmosphère de ce bal princier annonce le drame à venir.

L’Allegro molto vivace libère les tensions accumulées dans une folle course-poursuite. Les dialogues incessants entre les pupitres des cordes et la petite harmonie de l’orchestre possèdent l’énergie d’un scherzo qui s’enivre de sa propre virtuosité. Tchaïkovski livre ses derniers instants de vie. La fluidité de cette marche sans répit se brise dans un crescendo qui en accroît l’intransigeance rythmique. Ce crescendo qui semble indestructible se révèle un aveu d’impuissance, un dernier sursaut de révolte. Il engloutit toute la puissance de l’orchestre jusqu’à l’épuisement. La marche nous a préparé à la catastrophe.

 

3ème mouvement de la Symphonie Pathétique (Orchestre Philharmonique de Radio France, dir. Myung-Whun Chung)

 

« Je considère cette symphonie comme la meilleure de toutes les œuvres que j’ai écrites. En tous les cas, elle est la plus sincère ».

Le final, Adagio lamentoso, justifie à lui seul le nom de Pathétique. Il ressemble davantage à un requiem qu’à la révélation d’une victoire trop longtemps attendue. La résignation exprimée dans ces grandes vagues de cordes conduit inexorablement dans l’extrême grave de l’orchestre, aux couleurs originelles de la partition. La symphonie est alors revenue à son point d’origine.

La Symphonie fut créée à Saint-Pétersbourg, le 16 octobre 1893 sous la direction du compositeur. Il la dédia à son neveu. L’accueil du public fut mitigé, déçu d’entendre un final aussi énigmatique. La direction réputée comme peu fiable du compositeur fit le reste… Il fallut attendre quelques jours et la reprise par le chef d’orchestre tchèque Eduard Nápravník (1839-1916) pour que l’œuvre connaisse un véritable triomphe et ne quitte plus la scène. Un triomphe auquel Tchaïkovski ne put malheureusement pas assister.

 

Stéphane Friédérich

 

 

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