La Damnation de Faust marque l’apogée du romantisme chez Berlioz, par la perpétuelle invention de son écriture vocale et orchestrale. « Légende dramatique » en quatre parties, elle n’était initialement destinée qu’au concert. Un opéra sans décors ni costumes.
Hector Berlioz découvre le poème de Goethe à 25 ans, dans la traduction de Gérard de Nerval
C’est en 1828 que le jeune Hector Berlioz découvre le poème de Goethe, dans la traduction de Gérard de Nerval. « Le merveilleux livre me fascina de prime abord ; je ne le quittai plus ; je le lisais sans cesse, à table, au théâtre, dans les rues, partout ». Un an plus tard, la muse lui souffle les premières notes de ce qui deviendra les Huit Scènes de Faust – en quelque sorte le placenta de la future Damnation. Berlioz y retient huit séquences qui se traduisent tour à tour par un chœur, une ballade, une romance, sans chercher à suivre le déroulement dramatique de Faust. « Ni opéra, ni musique de scène, ni cycle de mélodies, ces Huit Scènes sont huit fragments d’une utopie où le musicien sait que tout lui est permis », selon Christian Wasselin. Ce n’est qu’en 1845 que, riche des expériences de sa « symphonie dramatique » Roméo et Juliette, il revient sur sa partition afin de la transformer en un « opéra de concert ». La totalité de la musique est reprise, mais aussi révisée en profondeur, à la faveur d’un voyage de concerts en Europe centrale à partir de 1845 qui le conduit à de Vienne à Breslau. « Le reste a été écrit à Paris, mais toujours à l’improviste, chez moi, au café, au jardin des Tuileries et jusque sur une borne du boulevard du Temple », comme nous l’apprennent ses Mémoires. La création au concert le 6 décembre 1846 à l’Opéra-Comique de Paris donne lieu à un échec retentissant dont le compositeur sortira profondément affecté. Pour la première au théâtre (dans une adaptation de R. Gunsbourg), il faudra attendre le 18 février 1893, à l’Opéra de Monte-Carlo. Depuis, l’œuvre est régulièrement mise en scène et figure à l’affiche des maisons d’opéra du monde entier.
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« Cinématographiques ». Ainsi pourrait-on qualifier certains passages de La Damnation de Faust
Berlioz envoya ses Huit Scènes à Goethe qui ne prit pas davantage la peine de lui répondre qu’il ne le fit pour Schubert quand ce dernier lui fit parvenir ses lieder. La petite histoire dit que Goethe commit l’erreur de soumettre l’œuvre de Berlioz au jugement de son maître de musique Zelter, lequel n’y vit que « des éternuements, des croassements, des vomissements ».
La « Marche hongroise », extraite de La Damnation de Faust (l’Orchestre symphonique de Chicago, dir. Sir Georg Solti)
La partition finale de La Damnation de Faust comprend quatre parties et dix-neuf scènes. Davantage peut-être que pour n’importe quelle autre œuvre de Berlioz, on peut parler ici de passages presque « cinématographiques ». En effet, l’élément plastique semble dominer : la fameuse Marche hongroise, dont l’orchestration rutilante évoque toute la dimension martiale du passage d’une armée ; la débauche tumultueuse de la cave d’Auerbach ; le sommeil de Faust (ténor), peuplé par les mouvements dansants pleins de légèreté des sylphes et des lutins ; la sérénade dévergondée de Méphistophélès (baryton) devant la maison de Marguerite (soprano ou mezzo-soprano) ; la « course à l’abîme », chevauchée vertigineuse de Faust et Méphisto sur deux coursiers noirs au milieu d’apparitions effrayantes, jusqu’à ce que s’ouvre la fournaise de l’Enfer et que Faust finisse englouti dans le Pandémonium, où l’on parle le « langage infernal » de la confusion – l’imagination de Berlioz, ici à son zénith, déploie des trésors d’inventions chorales et instrumentales.
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« La Marche hongroise » et « La Danse des sylphes » offrent aux orchestres des « bis » très appréciés du public
Le mythe de Faust a séduit beaucoup de compositeurs, de Wagner à Schnittke en passant par Gounod, Liszt, Mahler ou Busoni. Berlioz, par le sens profond de sa quête dramatique, imprime quelques torsions à l’épopée goethéenne en sollicitant des versions antérieures à celle de l’auteur des Souffrances du jeune Werther où Faust se voit condamné au feu éternel : « L’auteur de La Damnation de Faust a seulement emprunté à Goethe un certain nombre de scènes qui pouvaient entrer dans le plan qu’il s’était tracé, scènes dont la séduction sur son esprit étaient irrésistible ». Le principal reproche adressé au chef-d’œuvre de Berlioz, à savoir son côté morcelé, est sans doute celui qui vaut à certains passages orchestraux leur popularité au concert, auquel ils offrent un bis idéal : ainsi de la (trop) célèbre « Marche hongroise », du « Ballet des sylphes », ou du « Menuet des feux follets ».
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Extrêmement exigeant, le rôle-titre appelle un ténor à la fois léger (sa partie atteint le contre-ut dièse) et vaillant (« Invocation à la nature ») ; Méphistophélès est un séducteur et un provocateur, qui manie sans cesse la griffe et le velours quand il n’amuse pas la galerie avec sa « Chanson de la puce ». Rêveuse et sincère, Marguerite chante deux des airs les plus émouvants de la partition : la « Ballade du roi de Thulé », sous-titrée « chanson gothique », en dialogue avec l’alto, et la sublime romance « D’amour l’ardente flamme », en dialogue avec le cor anglais, parangon de la mélodie berliozienne avec ces chromatismes sinueux et cette plasticité singulière des intervalles. Le chef, lui, doit veiller à la coordination des parties chorales, de la double chanson des soldats et des étudiants à l’« Apothéose de Marguerite », en passant par le redoutable chœur des démons. Autant d’éléments qui font de La Damnation de Faust une fresque fascinante dont on n’a pas fini d’interroger la profonde originalité.
Jérémie Bigorie