Yuja Wang fascine. La pianiste chinoise offre à chaque concert son époustouflante virtuosité à un public subjugué. Mais au-delà de sa prodigieuse technique, il ne faut pas oublier sa grande musicalité. Elle était déjà manifeste au Curtis Institute quand Yuja Wang étudiait avec Gary Graffman. « Jouer a toujours été une forme de découverte, de plaisir, et j’aime conserver cet état d’esprit. »
Yuja Wang en 10 dates :
- 1987 : naissance à Pékin
- 1994 : entre au Conservatoire central de Pékin
- 1998 : 3ème Prix du Concours international d’Ettlingen (Allemagne)
- 1999 : échange culturel à Calgary (Canada)
- 2003 : Premiers concerts en Europe
- 2007 : remplace Martha Argerich pour un concert avec l’Orchestre de Boston dirigé par Charles Dutoit
- 2008 : Diplômée de la Curtis Institute de Philadelphie, dans la classe de Gary Graffman
Première apparition au festival de Verbier - 2009 : contrat d’exclusivité chez Deutsche Grammophon
- 2011 : débuts au Carnegie Hall
- 2018 : « The Berlin Recital », disque consacré à Schumann, Prokofiev, Kapustin et Tchaïkovsky (DG)
Le piano attire Yuja Wang dès son plus jeune âge, même si ses parents n’imaginent pas qu’elle en fera son métier.
L’oreille musicale de Yuja Wang lui vient de son père. Ce percussionniste arrondit ses revenus en transcrivant sur papier les musiques enregistrées que lui demandent ses clients. C’est peut-être aussi ce père, très à cheval sur le rythme, qui a inspiré la redoutable précision de son jeu pianistique. Yuja se rappelle, pour Listen Music Magazine, qu’elle redoutait la présence de son père lorsqu’elle travaillait son piano. Professeur de danse, sa mère l’emmène assister à des répétitions, notamment Le Lac des cygnes de Tchaïkovsky. « Ma mère aurait aimé que je fasse de la danse. Mais je n’étais ni assez souple ni assez disciplinée ! » Yuja est plus attirée par la musique et le piano droit familial, cadeau de mariage de son grand-père à ses parents. Elle prend des cours dès quatre ans et demi avec Luo Zhengmin. « D’habitude, c’est la mère qui force l’enfant », remarque le professeur dans Yuja Wang, Youth documentary, un documentaire chinois consacré à la jeunesse de la pianiste. « Mais là ce n’était pas le cas. Yuja allait naturellement vers le piano. Elle était très douée. » Alors que sa mère envisage plutôt l’instrument comme un hobby et imagine pour sa fille des études classiques, l’enfant prodige déclare à 7 ans aux journalistes qu’elle veut être pianiste. Entrée au Conservatoire central de Pékin l’année précédente, elle étudie alors avec Ling Yuan et Zhou Guangren.
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Elle quitte la Chine pour le Canada puis les Etats-Unis, où elle étudie avec Gary Graffman au Curtis Institute
En 1999, elle bénéficie du programme d’échanges culturels Morningside Music Bridge et passe deux ans à Calgary au Mount Royal College. Elle y suit l’enseignement de Hung Kuan Chen et Tema Blackstone. Elle remporte ensuite le concours du Festival d’Aspen aux Etats-Unis en 2002, qui marque le début de sa carrière. Elle a quinze ans, l’Europe la découvre l’année suivante. L’apprentissage n’est pas fini pour autant, puisque la jeune fille entre au Curtis Institute de Philadelphie pour travailler avec Gary Graffman. Le pianiste a aussi été le professeur de Lang Lang, entré dans sa classe à 13 ans. « A l’audition d’entrée, nous avons tout de suite vu qu’elle avait un grand talent. Elle apprenait extrêmement vite. Elle venait à un cours avec la partition, sans avoir beaucoup travailler le détail. Mais la semaine suivante, elle savait le morceau et l’avait parfaitement intégré. Elle était aussi capable de jouer en musique de chambre avec n’importe quelle combinaison d’instruments », se souvient le professeur en 2018 pour Living the classical life. Yuja reste six ans au Curtis Institute et sort diplômée en 2008. Une vidéo de son récital la montre dans la Première Ballade de Chopin, et on reste impressionné par la sensibilité et la maturité de la jeune artiste de 21 ans. C’est aussi Gary Graffman qui va la présenter à son agent, Earl Blackburn.
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Elle remplace Martha Argerich et joue à 20 ans avec les plus grands orchestres américains
« J’ai beaucoup aimé prendre des risques étant jeune, confie-t-elle à Classica en 2018. Je remplaçais tout le monde. Mais je suis aussi très timide. C’est vrai, j’ai cette tendance à marcher dans le feu. Et, espérons-le, sans me brûler. » En 2005, elle remplace Radu Lupu. Puis en 2007 Martha Argerich, dans le Concerto n°1 de Tchaïkovsky avec l’Orchestre de Boston, sous la direction de Charles Dutoit. Un concert qui contribue à la faire connaître, même si elle avait déjà fait ses débuts à l’Orchestre philharmonique de New York l’année précédente, sous la baguette de Lorin Maazel. Suivent les orchestres de Chicago, San Francisco, Houston, ainsi que celui de son pays natal, l’Orchestre philharmonique de Chine. Le Gilmore Young Artist Award ne s’était pas trompé en lui décernant, avant même sa sortie du Curtis Institute, ce prix remis tous les deux ans à un pianiste prometteur. Youtube donne ensuite un coup d’accélérateur à sa notoriété, en faisant découvrir en 2008 son exécution époustouflante du Vol du bourdon de Rimsky-Korsakov, filmé au Festival de Verbier. La vidéo fait plus de 5 millions de vues ! Après sa prestation au Carnegie Hall en 2011, le New York Times affirme « Elle a tout : vitesse, souplesse, fougue pianistique, et nuance d’interprétation. »
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Parmi ses compositeurs de prédilection, les Russes figurent en bonne place, et notamment Prokofiev.
En 2009, elle signe un contrat d’exclusivité chez Deutsche Grammophon. « J’ai écouté tellement de leurs albums. Pour moi ce label est le symbole de la classe, de la qualité. C’est le meilleur. Le patron est venu me voir lors de mon premier récital à Verbier [en 2008]. J’ai enregistré pour eux 3 mois plus tard » se souvient-elle en 2014 alors qu’elle vient de graver son cinquième album pour le label (Concerto n°3 de Rachmaninov et Concerto n°2 de Prokofiev, avec Gustavo Dudamel). Sur son premier disque « Sonates et Etudes », on trouvait Chopin et Liszt, Ligeti et Scriabine. Si elle joue aussi Schumann et Brahms, elle avoue une prédilection pour les compositeurs russes. « Au-delà des émotions qu’ils dégagent, ils me font ressentir que nous faisons partie de quelque chose de plus grand que notre individualité. Mais chaque compositeur est différent. Rachmaninov est une pure romance, mais pas sentimentale pour autant. Scriabine est totalement différent, il crée un monde à part, très coloré, dans lequel il semble parfois sur le point de se perdre lui-même, » décrit-elle pour Listen Music Magazine en 2013. Et deux ans plus tard, elle confiait à Euronews avoir « des affinités avec Prokofiev parce qu’il n’est pas sage. Au contraire il est sarcastique et caustique, et d’une certaine façon rebelle aussi. Et ça me plaît. » Elle affirme s’être tourné vers le répertoire russe en arrivant aux Etats-Unis, après avoir beaucoup travailler Beethoven en Chine. A 12 ans, elle avait aussi joué Chopin devant Fou Tsong…
Si la pianiste aux doigts d’acier enchaîne les tournées aux quatre coins du monde, elle n’en oublie pas pour autant le chemin du studio. En dix ans, elle enregistre 14 disques, dont deux nominés aux Grammy Awards.
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En concerto comme en musique de chambre, Yuja Wang est toujours très bien entourée
Gustavo Dudamel ne tarit pas d’éloges : « Quand vous voyez sa passion, son approche de la musique, ce n’est pas difficile d’établir une connexion musicale. Elle dégage une énergie tellement puissante. Elle dit que jouer de la musique c’est prendre du plaisir, et elle a raison. » Des grandes figures de la direction ont tenu la baguette à ses côtés. En 2014 elle a retrouvé Charles Dutoit, cette fois avec l’Orchestre de la NHK à Tokyo. L’année suivante, le public parisien a pu l’applaudir à la Philharmonie avec Michael Tilson Thomas et l’Orchestre de San Francisco. « Il y a une sorte d’excitation jubilatoire à l’écouter jouer », déclare celui-ci. Elle a aussi joué avec John Eliott Gardiner, Valery Gergiev, ou encore Claudio Abbado. De sa rencontre musicale avec le chef italien, elle raconte à Classica : « On avait l’impression de jouer miraculeusement bien avec lui, et on ne savait pas d’où ça venait. Peut-être l’écoute, peut-être le silence. Ou autre chose. » La pianiste chinoise se produit aussi avec des musiciens de sa génération, en concerto bien sûr (Gustavo Dudamel, Yannick Nézet-Séguin…), mais aussi en musique de chambre avec le clarinettiste Andreas Ottensammer, le violoncelliste Gautier Capuçon ou le violoniste Leonidas Kavakos. « Quand il était plus jeune, Leonidas donnait l’impression de ne pas se protéger. Maintenant il sait exactement où il va en musique, comme s’il disputait une partie d’échecs. Il a vingt ans de plus que moi. Il est donc à l’opposé de moi aujourd’hui et je le ressens comme très complémentaire […] Parfois vous êtes las d’être toujours soliste. Même avec un orchestre vous êtes seul, vous ne faites pas vraiment partie d’eux, vous êtes un outsider. En musique de chambre, surtout quand je joue avec des amis, c’est vraiment une conversation musicale. J’y prends beaucoup de plaisir. Il s’agit juste de profiter de la musique. » Habituée de Verbier, elle a joué pour les 25 ans du festival avec Evgeny Kissin, Andras Schiff et Denis Matsuev. « Kissin est tellement concentré, intense. Il est resté tellement « enfant », l’esprit sans tache. Sa concentration, c’est ce qui le rend si génial. Schiff est plus élégant, Matsuev plus impressionnant, plus drôle aussi. »
Yuja Wang au Carnegie Hall en 2017, dans les Variations sur Carmen (de Horowitz d’après Bizet)
La musique est pour elle le moyen d’accomplir son but dans la vie : la créativité
Yuja Wang a de petites mains, mais cela ne l’empêche pas de jouer Rachmaninov ! On la compare à Martha Argerich pour sa vélocité, la précision de ses doigts, sa capacité à assimiler très vite les partitions, et son tempérament de feu. Comme Khatia Buniatishvili, elle aime se sentir féminine sur scène. Elle ose les robes (très) courtes et les talons aiguilles, ce qui a surpris les critiques et le public. Mais elle ne s’attendait pas à ce qu’on lui colle une étiquette à cause de son look. Dans Through the eyes of Yuja, road movie d’Anaïs et Olivier Spiro tourné en 2014, elle avouait avec un peu de lassitude : « J’aimerais que les gens me voient comme une musicienne curieuse, aventureuse et créative. Au lieu de dire : « Ah oui, vous êtes la pianiste aux doigts rapides, talons hauts et robe courte ! » » Pourtant Yuja Wang a bien des choses à dire, au piano et en dehors. « Ce n’est pas le bonheur qui m’intéresse, c’est la créativité. Chacun a une mission dans la vie. Les arbres doivent produire des fleurs et des fruits. Les humains doivent produire un travail créatif. Sinon je ne me sens pas vivante. »
Sixtine de Gournay