Andras Schiff bouleverse le public par la sincérité de son jeu pianistique, loin de toute emphase. Sa démarche d’authenticité le pousse à consulter les manuscrits, à jouer sur instruments d’époque, et à s’immerger dans des cycles entiers sur un compositeur. Bach en particulier. Le pianiste hongrois, qui s’est vu naturalisé autrichien puis anglais, avoue se sentir profondément européen, et défend avec ardeur ses convictions humanistes.
Sir Andras Schiff en 8 dates :
- 1953 : Naissance à Budapest
- 1968 : Entre à l’Académie Franz Liszt de Budapest
- 1979 : Crée les Musiktage de Mondsee
- 1987 : Naturalisation autrichienne
Début de l’intégrale des Concertos de Mozart avec la Camerata Academica du Mozorteum de Salzbourg et Sandor Vegh (Decca) - 2001 : Naturalisation anglaise
Débuts comme chef d’orchestre dans Cosi von tutte à Vicenza - 2007 : Prix Bach de la Royal Academy
- 2012 : Réenregistre Le Clavier bien tempéré de Bach (ECM)
- 2018 : Publication de son livre d’entretiens La musique naît du silence (ed. Alma)
Andras Schiff grandit entre la Hongrie et l’Angleterre, de parents rescapés de la Shoah.
Andras Schiff est né à Budapest et commence le piano à 5 ans. A 12 ans, il décide d’y consacrer sa vie après être allé entendre un récital avec sa mère. « C’est une démarche qui doit surgir de l’intérieur et ne surtout pas être imposé par son environnement », préconise-t-il à Classica en 2019. « Car c’est une vie très dure qui nous attend. Le talent compte beaucoup, la chance aussi, mais ce qui détermine presque tout, c’est la discipline. Il faut travailler chaque jour, ne jamais abandonner, ne jamais se satisfaire. » C’est pourtant le rêve de sa mère qu’a réalisé Andras Schiff en devenant concertiste. Juive, elle avait dû renoncer à l’espoir d’une carrière pianistique à cause de la guerre et de la Shoah. Dans son livre La musique naît du silence (ed. Alma, 2018), Andras Schiff raconte d’ailleurs l’antisémitisme dont il a été victime dès son plus jeune âge dans son pays natal.
Une partie de sa famille s’étant exilée à Londres en 1956, il va très tôt se partager entre la Hongrie et l’Angleterre. A Budapest, il travaille avec Elisabeth Vadasz, et en Grande-Bretagne avec George Malcom. Celui-ci lui fait découvrir le répertoire baroque, qui restera essentiel pour le jeune homme. En particulier Jean-Sébastien Bach, qu’il étudiera toute sa vie et dont il a enregistré quasiment toute la musique pour clavier chez Decca et ECM.
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Après l’Académie Franz Liszt de Budapest, Andras Schiff s’installe à Salzbourg et crée le festival Musiktage de Mondsee.
Le public hongrois le découvre à la télévision en 1968, lorsqu’Andras Schiff se présente au Concours télévisé des jeunes talents, et remporte le 1er Prix. Il entre alors à l’Académie Franz Liszt où il étudie auprès de Pal Kadosa, Ferenc Rados et Gyorgy Kurtag jusqu’en 1975. Il occupera ensuite un poste de professeur assistant dans cette même académie. Mais sa carrière l’appelle rapidement ailleurs. Le Concours Tchaïkovsky en 1974, et le Concours Leeds l’année suivante, lui ont ouvert des portes, même s’il n’a pas remporté de premier prix. Il quitte Budapest en 1979 et s’installe à Salzbourg. Il sera naturalisé autrichien en 1987.
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Outre les concertos et les récitals solo, le pianiste se produit en musique de chambre. A Salzbourg, il découvre les Schubertiades de Hohenems. Cela lui donne envie de monter son propre festival : les Musiktage. Créé en 1989, cet événement musical rassemble chaque année en septembre une trentaine de musiciens à Mondsee, près de Salzbourg. L’originalité de ce festival de musique de chambre est d’axer chaque édition sur deux compositeurs : Bach et Brahms, Schubert et Janacek, Haydn et Reger, etc.
Le pianiste recherche l’authenticité et aime s’immerger dans les grands cycles pianistiques.
« Je tiens à consulter le manuscrit ou le fac-similé d’une partition. J’aime voir les brouillons et découvrir tout ce que je peux sur le compositeur. Je complète cette démarche par des lectures de philosophie, de littérature, d’histoire, » explique-t-il à Classica en 2019. Les sommets de la littérature pianistique, loin de l’effrayer, sont donc l’occasion d’un approfondissement stylistique. Et ce, souvent par cycle. Ainsi offre-t-il au public l’intégrale des Sonates de Beethoven (26 fois !), celles de Schubert, et le Clavier bien tempéré de Bach – qu’il réenregistre chez ECM en 2012 après l’avoir gravé chez Decca. Son répertoire comprend aussi des œuvres de Schumann, Brahms, et bien-sûr Mozart. De 1987 à 1993, il enregistre pour Decca les concertos de Mozart avec la Camerata Academica du Mozarteum de Salzbourg dirigée par Sandor Vegh, et grave l’intégrale de ses sonates en 1995. Cette immersion au plus près des œuvres et des compositeurs l’amène tout naturellement à jouer sur instruments d’époque. « Chez moi, je joue Bach sur un clavicorde. C’est mon meilleur professeur pour entendre le son, l’équilibre, les nuances. » En 2015, il enregistre un disque Schubert sur un piano de 1820, et les concertos de Brahms en 2021 avec l’Orchestre de l’Âge des Lumières. Sur Radio Classique, il confesse en 2021 son envie d’enregistrer les Mazurkas de Chopin sur un Pleyel, et les dernières pièces de Brahms sur 2 pianos différents, un moderne et un Blüthner de 1856.
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« Jean-Sébastien Bach est [son] Dieu », une musique où l’ordre laisse pourtant une grande place à la liberté.
Bach accompagne Andras Schiff depuis toujours. Il le joue tous les jours, pendant au moins une heure, pour commencer la journée. Il y trouve une spiritualité, et un idéal social harmonieux basé sur des valeurs humanistes. « La musique, l’art, donnent une direction, une liberté, mais aussi un sens de l’ordre. L’art n’est pas anarchiste. […] Dans une fugue de Bach, chaque voix est indépendante tout en ayant une importance équivalente, contribuant à l’harmonie du tout, » explique-t-il à Classica. « Il y a une grande liberté dans la musique de Bach pour un interprète, beaucoup plus qu’avec les autres compositeurs », » s’enthousiasme le pianiste au micro de Laure Mezan sur Radio Classique en 2021. « A part les notes il n’y a pas d’indications. On peut jouer un prélude de Bach avec 10 ou 12 tempos différents, il en va de même avec le phrasé. […] Bach est pour moi comme un Dieu. Ses préludes et fugues constituent un véritable livre sacré. » Comme Messiaen, Bernstein ou Scriabine, Andras Schiff reconnaît être touché de synesthésie : il associe mentalement les couleurs et les sons. Ainsi voit-il ut majeur en blanc, en référence à la couleur des touches sur le clavier dans cette tonalité. A l’autre bout du cycle des quintes, si mineur correspond « à la mort, au noir », déclare-t-il à Laure Mezan. « Entre les deux, il y a plein de couleurs. Orange, jaune, vert, bleu, avec beaucoup de nuances. »
Andras Schiff dans le Concerto italien de Bach (Bachfest Leipzig, 2010)
Européen, Andras Schiff vit entre Londres et Florence, et défend au piano son idéal humaniste.
Mais Andras Schiff aime aussi accompagner des chanteurs. Dietrich Fischer-Diskau, Peter Schreier ou Cecilia Bartoli, ont ainsi eu le privilège de son touché feutré. L’année 2001 voit ses débuts en tant que chef d’orchestre. Il dirige alors Cosi fan tutte à Vicenza et Edinbourg, à la tête de la Capella Andrea Barca avec Anja Harteros et Monica Groop.
Installé à Londres, Andras Schiff acquiert une troisième nationalité en 2001 : il devient citoyen anglais et se voit même anobli en 2014. Pour autant, le pianiste ne se contente décidément pas d’un seul pays. Avec son épouse, la violoniste japonaise Yuko Shiokawa, il vit entre Londres et Florence. « Je ne pense jamais la musique comme un art abstrait. Je la relie toujours à l’architecture, à la peinture, à la littérature. […] Pour cette raison j’habite en Italie, à Florence qui est une des plus belles villes du monde. En regardant la cathédrale de Florence de ma fenêtre, je trouve des idées sur la manière dont je veux construire une fugue de Bach, » raconte-t-il à Laure Mezan en 2021. « Toute ma vie est liée à l’Europe. Je suis un européen convaincu, » avouait-il aussi à Classica deux ans plus tôt. Célébré partout, Andras Schiff collectionne un nombre impressionnant de distinctions : médaille Claudio Arrau de la Société Robert Schumann (1994), Médaille Wigmore Hall pour y avoir joué pendant plus de 30 ans (2008), Prix Robert Schumann de la ville de Zwickau (2011), Membre d’honneur du Konzerhaus de Vienne (2012), Médaille d’or de la Royal Philharmonic Society (2013), ou encore Médaille d’or Mozart de la Fondation Mozarteum.
Engagé, le pianiste a donné des conférences à New York sur les discriminations raciales. « Je pense que nous, musiciens, avons une responsabilité politique. » Depuis l’élection du nationaliste Viktor Orban en 2010, il s’inquiète du climat politique en Hongrie. En 2011, il décide même de ne plus jouer dans son pays natal car il a « reçu des menaces sur internet, » révèle-t-il à Classica en 2019. « Au fond de moi, j’espère un changement, aussi bien du côté du gouvernement que des mentalités ». En attendant, il partage son idéal de paix et de fraternité en jouant la musique de Bach.
Sixtine de Gournay