Propulsée très jeune sur le devant de la scène, Ella Fitzgerald l’a occupé de sa voix étincelante pendant 50 ans. Ses 40 millions d’albums vendus témoignent d’une synthèse réussie, entre triomphe commercial et prouesses techniques.
Ella Fitzgerald en 10 dates:
- 1933 : Arrivée à New-York chez sa tante
- 1934 : Remporte le concours de l’Apollo Theater
- 1935 : Rejoint l’orchestre du batteur Chick Webb
- 1938 : « A-Tisket, A-Tasket »
- 1947 : « Flying Home », « Lady Be Good »
- 1954 : Norman Granz devient son manager
- 1958 : 1er Grammy Award pour le Songbook de Duke Ellington
- 1960 : Album « Ella in Berlin » et tube « Mack The Knife »
- 1973 : Rejoint Pablo Records
- 1991 : 13ème Grammy pour « All That Jazz »
Avant ses 20 ans, Ella Fitzgerald devient la star de l’orchestre de Chick Webb
Le 21 novembre 1934, l’Apollo Theater de New York donne sa chance à de jeunes pousses du jazz. Au milieu du concours, l’une d’entre elles s’avance gauchement vers le micro. Avec ses fripes et ses bottes masculines, la jeune Ella, âgée de 17 ans, n’a rien du « glamour » que le public attend d’une chanteuse de jazz. Nerveuse et maladroite, elle pioche dans le répertoire de la chanteuse Connee Boswell, deux morceaux qu’elle a vraisemblablement entendu dans la rue peu de temps avant. Mais il n’en faut pas plus pour que la salle rugisse : elle remporte haut la main le concours. Ainsi s’ouvre l’odyssée musicale d’Ella Fitzgerald. Née en Virginie en 1917, elle a appris le chant à l’église. A 15 ans, elle déménage à Harlem, bouillonnant quartier new-yorkais, après la mort de sa mère. Ses frasques avec la mafia locale lui valent alors un détour en maison de correction. Elle s’enfuit avant d’atterrir dans les rues new-yorkaises, où elle fait du chant son gagne-pain.
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Après avoir retourné l’Apollo Theater, Ella se met à fréquenter les clubs et est présentée à Chick Webb, batteur à la tête d’un groupe très en vogue à Harlem. Elle n’a rien de l’« attractive girl » que Chick recherchait pour faire tourner la tête de son public : à moitié convaincu, il l’engage tout de même comme chanteuse. Ascension vertigineuse et peu commune d’une jeune fille encore inconnue il y a encore trois mois : Billie Holiday, chanteuse contemporaine à Ella Fitzgerald – et rivale, diront certains –, a au contraire dû faire le tour des petites scènes d’Harlem avant de décoller. Dès le premier enregistrement d’Ella, « Love and Kisses », Chick Webb comprend aussitôt la pépite qu’il a dégoté. Déterminée et ambitieuse, elle s’impose dans un monde masculin. En 1937, l’orchestre monopolise les émissions de radio, baromètre du succès à l’époque. Un de ses hits les plus marquants est « A-Tisket, A-Tasket », idée originale de la chanteuse. Le morceau atteint le sommet des charts en juin 1938.
La voix d’Ella Fitzgerald enchante le tout-Harlem des années 30. Sa tessiture, qui couvre trois octaves au sommet de sa carrière, est remarquable pour une gamine de 20 ans et lui permet de briller dans tous les registres. Surtout, la chanteuse sait vendre : elle assimile rapidement les mélodies et « swing » admirablement – elle est une fan absolue de Louis Armstrong. Certes, elle chante des sons commerciaux aux arrangements parfois douteux. Mais à l’époque, le jazz « sérieux » ne fait pas autant vendre que les chansons à l’eau de rose du « mainstream ». Des labels se bousculent pour proposer des chansons à Ella Fitzgerald car c’est une garantie de toucher le pactole. Cela lui vaut le surnom de « First Lady of Jazz ». Au décès de Webb en 1939, la diva d’à peine 22 ans dirige le groupe. Mais le succès s’amoindrit et elle abandonne la formation en 1942.
Elle modernise le scat de son idole Louis Armstrong
Pendant la seconde guerre mondiale, les petites formations ont le vent en poupe, à cause de la mobilisation militaire qui décime les grands ensembles. Ella Fitzgerald collabore avec quelques-unes, comme The 3 Keys. Sa rencontre avec le trompettiste Dizzy Gillespie en 1941 l’introduit à la nouvelle vague prête à déferler sur le jazz : le be-bop, courant musical très pointu, aux antipodes du swing commercial. Il faut attendre 1947 pour que ce style mature chez la chanteuse, avec le morceau « Flying Home ». Les enchaînements harmoniques y sont sophistiqués et aériens, rien à voir avec la lourdeur d’anciens titres comme « My Wubba Doll » ! Mais surtout, on découvre la maîtrise parfaite qu’à Ella Fitzgerald du scat, marotte du maître Armstrong. Cette technique d’improvisation vocale est remise au goût du jour par l’artiste. Elle chante des notes qui seraient improbables dans un morceau swing et rivalise de sa seule voix avec les solos d’un Charlie Parker. « C’est la seule artiste à avoir fait une transition parfaite du swing au bop », témoigne son biographe Stuart Nicholson. En effet, plus d’un artiste des années 30 s’est cassé les dents sur les hautes exigences du style.
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Ella Fitzgerald a beau être devenue l’idole de plusieurs millions d’Américains, ses concerts se limitent plus ou moins à des clubs. En 1949, elle est approchée par un producteur malicieux : Norman Granz. L’imprésario lui suggère de laisser tomber son manager Moe Gale, qui n’aurait pas les épaules assez solides pour la programmer dans les plus grandes salles. Granz a des arguments de poids : il est le fondateur des Jazz At The Philarmonic (JATP), concerts ambulants qui popularisent le genre dans les plus prestigieux endroits. Il est réputé pour rémunérer grassement ses artistes. L’imprésario commence par l’inviter au JATP de 1949 au Carnegie Hall. Elle finit par accepter de signer un contrat avec lui en 1954 : c’est un tournant dans sa carrière. Granz élabore alors un plan pour mettre fin à sa « 52nd street money » [du nom de la rue de Broadway où les clubs légendaires du jazz se concentrent], en créant le label Verve presque uniquement pour elle.
Réécoutez à partir de 25:32 le Cricket Song (chanson des cigales), improvisé sur scène !
C’est à cette période que la star entame sa fameuse série de « songbooks », albums où elle appose sa voix sur les compositions de célèbres jazzmen. Elle débute avec le songbook de Cole Porter, qu’il ne découvrira qu’après coup – et avec grande satisfaction – ces arrangements. Duke Ellington, Georges et Ira Gershwin, Irvin Berlin… Ella Fitzgerald sublime des standards jazz comme des compositions tombées dans l’oubli. Entre 1956 et 1964, elle publie pas moins de 250 titres au sein de 19 songbooks uniques en leur genre. Le succès commercial est total, la critique musicale est aussi dithyrambique : Ella Fitzgerald rafle deux récompenses à la première cérémonie des Grammy Awards en 1958. En parallèle, son manager s’active pour la populariser auprès du gotha américain. C’est chose faite après ses apparitions au Mocambo à Los Angeles, dans les clubs chics de Las Vegas ou encore au Copacabana à New York, où elle devient la première artiste noire à être en tête d’affiche. Sur scène, la chanteuse est prête à tout risquer. Elle peut faire une improbable imitation d’un violon pendant le Ed Sullyvan Show en 1957, ou improviser un couplet au sujet des cigales qui accompagnent son concert à Antibes en 1964.
13 Grammy Awards, 2.000 titres enregistrés, 40 millions d’albums vendus…
A l’époque, Ella Fitzgerald marche sur l’eau. Stuart Nicholson note qu’elle a évité aussi bien les stéréotypes dont souffrent les chanteurs noirs populaires que l’étiquette d’artiste maudit qu’ont eu Billie Holiday ou Charlie Parker. Au début des années 60, Norman Granz commence à élargir son champ de vision : sa star doit maintenant conquérir le monde. Son album live Ella in Berlin, enregistré en 1960 dans la capitale allemande devant 12.000 spectateurs, remporte deux Grammys. C’est notamment grâce au tube « Mack The Knife », tiré de la comédie musicale « l’Opéra de quat’sous » de Bertolt Brecht et Kurt Weill et déjà repris par Louis Armstrong. La First Lady continue de séduire les publics d’Europe et du Proche-Orient jusqu’à la fin de son engagement avec Verve en 1966. Pour la première fois depuis ses 17 ans, elle se retrouve sans contrat !
Sa production musicale faiblit un peu, tout comme sa santé, bien qu’elle soit restée à l’écart des addictions qui ravagent ses contemporains. Elle doit annuler un concert en 1971 à cause d’une cataracte. En 1973, Norman Granz fonde Pablo Records, avec lequel elle enregistre une vingtaine d’albums. Mais, passé 50 ans, sa voix a perdu graduellement son éclat, comme le constatait son fidèle pianiste Paul Smith. « Ella n’avait jamais appris le chant, donc elle ne savait pas comment préserver ses cordes vocales », assurait-il. Cela ne l’empêche pas de continuer à jouer avec d’anciennes gloires comme Count Basie, Benny Goodman… et même avec l’orchestre de Chick Webb ! Les années 80 sont plus douloureuses : diagnostic de plusieurs diabètes, opération du cœur en 1986… Néanmoins, la foule continue à s’enthousiasmer pour les concerts qu’elle donne entre deux rendez-vous médicaux. Ella Fitzgerald obtient même un treizième et dernier Grammy en 1991 pour « All That Jazz », ultime album studio de la chanteuse. Un hommage aux 2.000 titres enregistrés et aux 40 millions d’albums vendus. En 1993, elle subit une amputation des deux jambes. La First Lady s’éteint un an plus tard à l’âge de 79 ans, sous le soleil californien de Beverly Hills.
Clément Kasser
Retrouvez On the Wilde side, l’émission de jazz du pianiste Laurent de Wilde, du lundi au jeudi de 19h à 20h sur Radio Classique
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