La chanteuse Billie Holiday est indissociable de Strange Fruit, hymne antiraciste encore influent au XXIème siècle. Sa voix nasale et ses textes sombres ont profondément marqué le jazz des années 30 et 40. Malgré son talent, la vie de « Lady Day » a été minée par le racisme, le machisme et le FBI, qui l’a persécutée pour son engagement jusqu’à son dernier souffle.
Billie Holiday en 10 dates:
- 1915 : Naissance à Baltimore (Maryland)
- 1933 : Rencontre avec le producteur John Hammond à New York, enregistrement de Your Mother’s Son-in-Law et Riffin’ the Scotch
- 1935 : What a Little Moonlight Can Do avec Teddy Wilson
- 1937 : Début de collaboration avec le saxophoniste Lester Young
- 1939 : Interprétation de Strange Fruit au Café Society
- 1941 : God Bless The Child et Gloomy Sunday, textes sombres sur son passé
- 1947 : Arrestation par le FBI et emprisonnement pour possession d’héroïne
- 1948 : Sortie de prison et triomphe au Carnegie Hall à New York
- 1954 : Première tournée européenne
- 1959 : Décès à l’hôpital entre les mains du FBI à New York
Avec sa voix nasillarde, ses inflexions et son vibrato, Billie Holiday vient détrôner les « blues queens » et s’érige en pionnière du jazz
On ne peut rester que bouche bée devant le premier enregistrement de Billie Holiday, une interprétation du morceau Riffin’ the Scotch en 1933. On y découvre une voix éraillée et profonde qui semble improbable pour une jeune fille de 18 ans et qui témoigne de tous les traumatismes vécus avant sa majorité, loin des projecteurs de Broadway. Billie Holiday grandit à Baltimore (Maryland), ville portuaire animée par les musiques de bal et de rues. Sans son père, qui ne la reconnaîtra que quand elle deviendra célèbre, elle vivote avec sa mère qui se prostitue.
A l’âge de 10 ans, elle est violée et envoyée en maison de correction. Après un déménagement à New York, Billie est contrainte de se prostituer, ce qui lui vaut un séjour en prison à ses 15 ans. Son talent musical se révèle pendant un job de nuit dans un des clubs d’Harlem, où elle va rapidement prendre la lumière. Un soir d’ouverture au Monette’s Supper Club en 1933, elle tape dans l’œil d’un certain John Hammond, collectionneur des pépites musicales de l’époque. Après une rencontre avec le clarinettiste Benny Goodman, baptisé « King of Swing » et avec le pianiste Teddy Wilson, la chanteuse multiplie les enregistrements avec des orchestres.
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La jeune femme fait son entrée sur scène inspirée par le « style » de Louis Armstrong et « l’émotion » de Bessie Smith, probablement la chanteuse de blues la plus connue des années 20. Billie Holiday s’avère néanmoins être « l’antithèse » de son modèle, relève Lucien Malson dans Les Maîtres du Jazz (Buchet-Chastel). Son chant pincé, presque nasillard intrigue et résonne différemment de la voix puissante et chaude de Bessie Smith. Billie Holiday utilise le vibrato avec parcimonie et rapidité, souvent en fin de phrase – là aussi, il y a un monde avec le vibrato éclatant de la blues queen. Du jeu et du chant de Louis Armstrong, elle adopte cette manie du swing et de la liberté de s’amuser avec le rythme et les syllabes.
Tout comme le néo-orléanais, sa voix ne rentre pas dans les codes. C’est avec une facilité déconcertante qu’elle glisse entre les tonalités malgré une tessiture étroite. Elle ajoute du contraste et de la tension à ses phrases avec des « inflexions » : cette manière de grimper dans les aigus subitement, par exemple sur le mot « Strange » dans son fameux morceau Strange Fruit. Les syllabes sont cruciales pour Bille Holiday – elle soupèse chacune d’entre elles. Pour ce faire, pas besoin d’envolées vocales ou de melisma – ce procédé blues qui consiste à tenir une syllabe longuement en changeant de tonalité. Elle s’attarde patiemment sur les mots et en fait ressortir tout le sens.
A 24 ans, elle chante Strange Fruit, un hymne antiraciste qui lui vaudra gloire et persécution
Au début de sa carrière, Billie Holiday interprète des titres censés bien fonctionner dans les zones urbaines noires. Sa maison de disques (Columbia) lui impose des morceaux « uniformes, vendables […] aux paroles inanimées » selon Angela Davis dans Blues et Féminisme Noir (Libertalia). « Les musiciens noirs recevaient les pires compositions à interpréter », comme Yankee Doodle Never Went To Town ou Eeny Meeny Miney Mo en 1935.
Ces chansons populaires, drôles ou à l’eau de rose, lui valent les faveurs du Harlem nocturne. Billie Holiday sait incarner l’humour de ces textes, mais elle ne cache pas son attrait pour des textes plus profonds. En 1939, « Lady Day » a 24 ans. Malgré une collaboration fructueuse avec le saxophoniste Lester Young – Trav’lin All Alone, The Man I Love et All of Me entre autres – elle est découragée et souhaite arrêter sa carrière si elle ne rencontre pas de succès national.
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Ce sera son morceau le plus sombre – Strange Fruit – qui la sauvera de cette résolution. 3 ans plus tôt, elle avait enregistré Billie’s Blues, où elle parle avec amertume des hommes qui empoisonnent sa vie : « mon amour, je suis un esclave depuis que je suis ton amour ». Strange Fruit est un hymne antiraciste tiré d’un poème de l’auteur Lewis Allan. Les « fruits étranges » sont les corps d’afro-américains se balançant aux branches des arbres du Sud des Etats-Unis, où lynchages, viols et agressions sont encore le pain quotidien de la population noire : « voici un fruit à cueillir pour les corbeaux, que la pluie fait pousser, que le vent assèche ».
En 1999, Strange Fruit est désigné chanson du siècle par le magazine Time
Elle chante le poème au Café Society, un des rares clubs sans ségrégation de New York. Le morceau dérange, est applaudi ou conspué : en tout cas, il fait grand bruit. Cela effraie l’entourage de la chanteuse, dont son manager John Hammond qui refuse qu’elle l’enregistre. Elle insiste et le sort finalement chez la maison de disques Commodore, qui en fera son plus gros succès. En 1941, la chanteuse enregistre God Bless The Child. Si la composition est calme et lumineuse, les paroles célèbrent les enfants abandonnés – comme elle – et affamés dans les rues. Quant à Gloomy Sunday, sorti la même année, il sera accusé d’être une incitation au suicide : « mon cœur et moi, nous avons décidés de mettre fin à tout cela ».
Le séisme provoqué par Strange Fruit se propage dans la société américaine tout du long des années 40. Billie Holiday emmène la chanson en tournée et termine ses concerts avec. Le morceau devient le poil à gratter du patron du FBI Harry Anslinger, qui essaie de piéger Billie Holiday. Après un concert à Philadelphie en 1947, elle est arrêtée pour possession d’héroïne – substance qu’elle consommait de plus en plus – et envoyée un an en prison.
Malgré une interdiction de jouer en cabaret, Lady Day fait salle comble au Carnegie Hall à New York. Il y a véritablement un avant et un après-Strange Fruit pour Billie Holiday, tant la chanson domine son répertoire – et complique sa vie. En 1947, elle chante avec Louis Armstrong dans le film New Orleans. Sa complicité avec le trompettiste culmine dans l’attendrissant morceau My Sweet Hunk o’ Trash en 1949, où les deux jouent un couple qui se chamaille.

Sa biographie Lady Sings the Blues – qui force le trait d’une chanteuse addicte et dépressive – paraît en 1952, avant sa première tournée européenne en 1954. Elle continue d’enregistrer des titres, avec un ultime disque en mars 1959, avant d’être retrouvée inconsciente deux mois plus tard dans son appartement new-yorkais. Sevrée d’héroïne à l’hôpital, Billie Holiday est perfusée à la méthadone – traitement que le FBI, venu pour l’arrêter sur place, s’empresse de couper, transformant son lit de convalescence en lit de mort.
Clément Kasser