Porgy and Bess de Gershwin, entre lyrisme et jazz

"Etude de portrait" de Théodore Géricault

Porgy and Bess marque une étape importante de l’histoire de l’opéra américain. Le compositeur voulait “ le drame et l’histoire d’amour de Carmen, et la beauté des Maîtres Chanteurs.” Il a réussi une synthèse entre l’opéra occidental, le blues, le négro-spirituel et le jazz. De Carmen, Gershwin louait aussi la “collection à succès”. Porgy an Bess en est une autre, à l’instar de « Summertime » devenu un standard du jazz.

Porgy and Bess est inspiré d’une histoire vraie qui s’est déroulée à Charleston

“Depuis la première de Porgy and Bess, on m’a souvent demandé pourquoi il portait le nom d’opéra populaire. La raison en est simple. Porgy and Bess est un conte populaire. Ses personnages chantent naturellement de la musique populaire.” Ainsi s’exprimait Georges Gershwin le 20 octobre 1935 dans les colonnes du New York Times, un peu moins d’un mois après la création de son opéra à Boston. Mêlant les formes de l’opéra occidental, le blues, le negro-spiritual et le jazz, Porgy and Bess est né dans l’esprit de Gershwin à l’automne 1926. Le jeune compositeur alors âgé de 26 ans, termine la lecture du nouveau roman d’un auteur de Caroline du Sud, Edwin DuBose Heyward. Intitulé Porgy, il s’inspire d’une histoire vraie, celle d’un infirme noir vivant à Charleston, Samuel Smalls. L’homme, dont la réputation était entachée par un goût immodéré pour le jeu, l’alcool et les femmes, se déplaçait dans la ville sur un chariot traîné par une chèvre. Il sera arrêté pour une tentative de meurtre sur une femme. À la lecture de Porgy, Gershwin est convaincu qu’il tient là le sujet de son opéra. Il a alors à son actif plusieurs musicals comme La,La, Lucille composé en 1919, ou encore un “opéra de jazz “ en un acte, Blue Monday à la manière afro-américaine, créé à Broadway en 1922. Mais cette fois, il veut aller plus loin. Il prend contact avec Heyward, qui travaille alors avec sa femme à une adaptation scénique du roman. Les deux hommes se rencontrent : “ Nous avons discuté de Porgy. Gershwin a dit qu’il lui faudrait un certain nombre d’années pour mener techniquement à bien une telle entreprise. Nous avons donc décidé que, lorsque nous serions prêts, nous ferions une version lyrique de mon pauvre mendiant noir des rues de Charleston”, raconte Heyward. La pièce est créée en octobre 1927 au Guild Theatre de Broadway, et connait, à l’instar du roman, un important succès avec plus de 350 représentations triomphales. Gershwin assiste à l’une d’elles, avant de partir pour un séjour en Europe, au cours duquel il composera Un Américain à Paris.

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Pour que la musique de Porgy and Bess soit au plus proche de la réalité, Gershwin s’installe près de Charleston

Ce n’est qu’en mars 1932 que Gershwin reprend contact avec Heyward. “ Porgy est toujours la pièce la plus remarquable que j’aie vue sur les gens de couleur.” écrit-il au romancier. Mais au même moment, le compositeur Jerome Kern et Oscar Hammerstein, futur parolier de La Mélodie du Bonheur, travaillent sur une adaptation de la pièce en musical, avec le célèbre chanteur Al Jolson en vedette. Face à cette concurrence qui contrarie ses projets, Gershwin se montre patient et pragmatique : “Si vous voyez dans la version de Jolson l’occasion d’amasser une jolie petite fortune, je ne vois pas en quoi cela s’opposerait à une version ultérieure mettant en scène une distribution entièrement de couleur.” explique-t-il dans une lettre à Heyward.

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Finalement le Porgy avec Jolson ne se fera pas. La voie est libre pour Gershwin. Le contrat est signé en octobre 1933. Gershwin va alors consacrer tout son temps à la composition, tandis que Heyward est chargé du livret. Au cours de l’été 1934 Gershwin loue une maison sur la côte en Caroline du Sud, à quelques kilomètres de Charleston, pour s’imprégner de la vie de la communauté noire. Il visite des plantations, des églises. Il écoute des spirituals. Heyward le rejoint et raconte ces moments : “ James Island avec son abondante population de nègres Gullah primitifs était à portée de main et nous offrait un laboratoire nous permettant de tester nos théories tout en constituant une source inépuisable de matériel populaire. Mais la découverte la plus intéressante pour moi, tandis que nous étions assis à écouter leurs sprituals ou en train d’observer un groupe traînant les pieds devant une cabane ou une échoppe, ce fut que, pour George, il s’agissait davantage d’un retour au pays que d’une exploration.” Heyward fait allusion à la connaissance directe que Gershwin avait de la communauté noire et de sa musique, lui qui avait grandi dans Harlem.

 

Carmen de Bizet, Les Maîtres Chanteurs de Wagner et Verdi sont les références de Gershwin

L’ambition de Gershwin est de reprendre, pour utiliser son expression, “le drame et l’histoire d’amour de Carmen et la beauté des Maîtres Chanteurs.” Dans le long article qu’il écrit pour le New York Times en octobre 1935, il explique son travail : “J’ai composé mes propres spirituals et folksongs. Comme Porgy and Bess traite de la vie des Noirs en Amérique, cette histoire apporte à la forme de l’opéra des éléments qui lui sont étrangers et j’y ai adapté le tragique, le comique, la superstition, la ferveur religieuse, la danse et la gaieté irrépressible de la race. Le comique participe de la vie américaine, et un opéra américain sans comique ne saurait prétendre couvrir tout l’éventail du langage artistique américain. Porgy and Bess comporte nombre de songs et de danses comiques. Ce comique est naturel, non pas des gags surajoutés au récit, mais un comique qui découle de l’histoire elle-même. La forme que j’ai choisie pour Porgy and Bess est appropriée car je pense que la musique n’est jamais aussi vivante qu’exprimée dans une forme sérieuse. En écrivant Rhapsody in Blue, j’ai pris le blues pour l’insérer dans une forme plus grande et plus sérieuse. Cela fait douze ans, et la Rhapsody in Blue est toujours aussi vivante. »

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Pour l’écriture de Porgy and Bess, Gershwin fait appel à son frère aîné Ira, qui supervise l’ensemble de l’ouvrage, et participe de très près à l’écriture des lyrics. Là encore, dans cet enrichissant article du New-York Times, Gershwin apporte quelques précisions : “Dans les paroles de Porgy and Bess, Mr Heyward et mon frère Ira sont parvenus à une magnifique alternance d’états d’âme fort variés. Mr Hayward écrivant la majeure partie des sujets indigènes et Ira la plupart des songs travaillés.” Pour Gershwin la question du chant est primordiale. Toujours dans les colonnes du New York Times il affirme : “Le chant appartient à la tradition de l’opéra. Les plus grands opéras du passé comportent des airs. Presque tous les opéras de Verdi comprennent ce qu’on appelle des airs à succès. Carmen est quasiment une collection d’air à succès. Evidemment, les songs de Porgy and Bess ne représentent que la partie d’un tout. Je me suis efforcé d’écrire des récitatifs qui soient au plus près de l’inflexion des voix noires.” Les récitatifs vont d’ailleurs faire l’objet de tensions entre Gershwin et Heyward. Ce dernier voudrait des dialogues parlés, qui selon lui auraient permis de faire avancer plus vite l’action. Il estimait qu’une musique ininterrompue serait lassante. Gershwin resta intransigeant, et l’idée des dialogues parlés fut abandonnée.

 

Pour son opéra Porgy and Bess, Gershwin veut des chanteurs noirs

Une autre difficulté va surgir : celle de trouver une distribution noire. Car là aussi Gershwin avait été ferme et précis : “J’aimerais le voir représenté avec une distribution noire. Les artistes formés dans l’ancienne tradition ne pourraient pas chanter une telle musique, mais des chanteurs noirs le pourraient. Cela ferait sensation tout en étant une innovation.” Finalement le cast est constitué, il comporte pas moins de vingt-cinq rôles. Celui de Porgy est confié à un jeune baryton basse de 32 ans, Todd Duncan qui par la suite chantera Escamillo, et celui de Bess à une soprano de 23 ans, Anne Brown.

Selon le souhait de Gershwin, Porgy and Bess est d’abord rodé à Boston où a lieu la première le 30 septembre 1935. L’accueil est chaleureux. Le public adhère à cette musique alors novatrice, ainsi qu’à l’histoire de ce mendiant noir qui tue l’ancien amant de Bess pour la sauver de ses griffes. Mais dix jours plus tard, le 10 octobre à l’Alvin Theatre de New-York, l’ambiance sera tout autre. Les critiques sont mitigées. Le New York Times n’est pas tendre : “Gershwin n’a pas complètement trouvé le style d’un compositeur d’opéra. Tantôt c’est de l’opéra, tantôt c’est de l’opérette ou même un simple divertissement de Broadway.” L’accueil le plus froid vient des artistes ou intellectuels de la communauté noire qui jugent l’œuvre caricaturale. Duke Elligton est l’un des plus féroces. Il dénonce “ le négroïsme noir de fumée de Gershwin.” Al Jolson n’est pas en reste quand il affirme qu’il s’agit “ d’un opéra sur les Noirs plutôt qu’un opéra de Noirs.”

 

Comme Carmen, Porgy and Bess est une “collection à succès”

Porgy and Bess va rapidement connaître une certaine désaffection aux Etats-Unis. Après la mort de Gershwin en 1937 à l’âge de 39 ans, l’ouvrage est donné dans une version expurgée dans laquelle les récitatifs sont remplacés par des dialogues parlés. En revanche, l’Europe accueille l’ouvrage à bras ouverts. Porgy and Bess devient vite une œuvre emblématique de la culture américaine. Il est donné avec une distribution blanche à l’Opéra Royal de Copenhague en 1943. Dix ans plu tard, il est créé à Paris au Théâtre de l’Empire. Entre temps il a été accueilli au Volksoper de Vienne, au Titania Palast de Berlin et au Stoll Theater de Londres. La consécration viendra en 1955 avec une entrée au répertoire de la Scala de Milan. Les Etats-Unis attendront 1985 pour qu’il entre par la grande porte dans le répertoire lyrique, avec la première au Met dans sa version originale.

« Summertime » (Leontyne Price, Vienna Philharmonic, dir; Herbert von Karajan, 1960)
 

L’expression “collection à succès” que Gershwin a utilisé pour Carmen, s’applique parfaitement à Porgy and Bess. La berceuse « Summertime » que chante Clara à son bébé au début de l’opéra est devenue un standard du jazz. Bob Crosby, Billie Holiday et Sydney Bechet ont été les premiers à s’en emparer à la fin des années 30. Puis de nouvelles interprétations de « Summertime » vont naître. Artie Shaw en 1945, suivi de Charlie Parker, Chet Baker, Louis Armstrong et Ella Fitzgerald, Miles Davis, John Coltrane et même Duke Ellington. Sur les années 1950 et 1960, plus de 400 versions jazz de « Summertime » seront créées ! Porgy and Bess a par ailleurs été enregistré par des chefs prestigieux comme Lorin Maazel, Simon Raatle ou encore Nikolaus Harnoncourt, tandis que Leontine Price et Barbara Hendricks, pour ne citer qu’elles, ont prêté leur voix à ce qui est aujourd’hui l’un des ouvrages les plus importants et significatifs de l’histoire de l’opéra américain.

 

Jean-Michel Dhuez

 

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