Jazz cool, modal, free, fusion, pop… Miles Davis a affublé son art d’innombrables qualificatifs. Le trompettiste s’est fait le maître sinon le prophète de beaucoup de genres musicaux, lui permettant de traverser 40 ans de jazz avec la même fraîcheur.
Miles Davis en 10 dates:
- 1945 : Arrivée à New York et rencontre avec Charlie Parker et Dizzie Gillespie
- 1948 : Première session au Royal Roost avec son nonette
- 1955 : Grand succès au Newport Jazz Festival, engagement avec Columbia Records
- 1957 : Album Birth of The Cool – Composition de la musique d’Ascenseur pour Echafaud
- 1959 : Album Kind of Blue
- 1960 : Tournée en Europe avec John Coltrane
- 1970 : Album Bitches Brew
- 1975 : Hospitalisation et éloignement de la scène
- 1981 : Album The Man with the Horn
- 1991 : Album Doo-Bop
Avec le jazz cool, Miles Davis donne naissance à un style dont raffole la West Coast blanche
Après une enfance calme à Saint-Louis, Miles débarque à 18 ans à New York en 1944 et se met en quête de ses idoles, les « be-boppers » Charlie Parker et Dizzy Gillespie. A l’époque, c’est ce courant musical qui domine la scène jazz new-yorkaise, fait de solos vertigineux en doubles voire triples croches, moins destiné au public des night-clubs qu’aux passionnés de musique. « C’est la première fois que le jazz s’approche de la musique classique », précise SWC Music, chaîne YouTube dédiée au jazz. Miles Davis s’intègre rapidement dans le cercle des superstars et note leurs conseils sur des boîtes d’allumettes. Il enrichit ainsi son propre style dont il révèle les prémices dans le standard Billie’s Bounce en 1945. Loin des phrasés rapides et suraigus du be-bop et de la performance athlétique des vents, le trompettiste est dans la retenue et le legato. Son timbre doux et dense le démarque des autres trompettistes. Dépourvu des possibilités techniques de Gillespie, il refuse d’adhérer à un jeu « kitsch » de son instrument, fait de vibrato et de brillance. Son professeur de lycée lui aurait dit au sujet du vibrato : « tu trembleras assez quand tu seras vieux ». Ce profil atypique lui vaut une place dans le quintet de Charlie Parker, avec qui il va se produire quelques années.
En septembre 1948, Miles Davis réunit une sorte d’orchestre de chambre à neuf – un nonette extravagant comparé aux traditionnels quintet be-bop – sur la scène du Royal Roost à New York. Le jazz dit « cool » émerge alors et trouve son manifeste avec l’album Birth of the Cool en 1957. C’est une esthétique « de pudeur et d’assagissement » selon Lucien Malson dans Les Maîtres du Jazz (Buchet-Chastel) qui reflète l’éducation de Miles, issu de la classe moyenne et d’un père dentiste. Sa mère voulait qu’il joue du violon, instrument de la culture blanche. Dans le cool, les solos frénétiques comptent moins que les sonorités atypiques – apportées par le tuba, le cor d’harmonie ou même le vibraphone. L’inspiration classique se fait évidente : Miles a d’ailleurs étudié Prokofiev et Debussy. Dans l’appartement de son arrangeur fétiche Gil Evans, les œuvres de Maurice Ravel résonnent au côté de celles de Lester Young et Duke Ellington, comme le révèle l’Introduction à l’écoute du jazz moderne de Franck Bergerot (Seuil). Le cool fait un carton auprès d’Hollywood et de la West Coast blanche, notamment grâce au trompettiste Dave Brubeck qui popularise le jazz dans les universités. Malgré ses origines relativement aisées, les débuts du jeune Davis sont compliqués : il se fait proxénète pour gagner de l’argent. Addict à l’héroïne, il s’en désintoxique en 1953 par la force, en s’enfermant dans une ferme pendant une semaine.
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L’album Kind of Blue sort l’improvisation de son carcan, les possibilités deviennent infinies
En 1957, le long-métrage de Louis Malle Ascenseur pour l’Echafaud sort au cinéma. On y voit Jeanne Moreau s’aventurer dans la nuit parisienne sur une bande originale de Miles Davis. Outre son aventure avec Juliette Gréco, le trompettiste vit une expérience parisienne mémorable car celle-ci annonce la progression du cool vers de nouvelles cimes, celles du jazz modal. Celui-ci culmine avec le légendaire album Kind of Blue en 1959. C’est d’une révolution technique dont l’on parle, inspirée par le musicien George Russel qui a développé une nouvelle pratique de l’improvisation quelques années plus tôt. Contrairement aux solos du be-bop fondés sur l’enchainements d’accords et d’harmonies toujours plus complexes, Russel propose de revenir à l’essentiel : les notes et les mélodies. Il glorifie l’improvisation « horizontale », à partir des gammes et des modes, plutôt que « verticale », à partir des accords, qui « enferment » l’improvisation et la rendent parfois prévisible et convenue. Dans la plupart des partitions de Kind of Blue, les changements d’accords sont rares. L’emblématique So What alterne uniquement entre l’accord de ré mineur et mi bémol mineur. Accompagné du pianiste Bill Evans et du saxophoniste John Coltrane, autres pionniers du jazz modal, Miles Davis emmène la mélodie là où elle n’avait encore jamais mis les pieds. L’album fait date dans la critique jazz et reste à ce jour une des meilleures ventes du genre.
En concert, Miles Davis joue dos à la foule. A la fois charismatique et antipathique, « jamais il n’a voulu rien concéder au public. Il l’a constamment élevé jusqu’à lui », commente Lucien Malson. Loin de s’assagir avec Kind of Blue, Miles Davis continue de créer inlassablement dans les années 60, âge d’or du rock psychédélique auquel il n’est pas insensible. Le trompettiste préfère renouveler ses compagnons de scène plutôt que de se produire avec des anciennes gloires. Les jeunes Herbie Hancock, Joe Zawinul ou encore Jack DeJohnette contribuent à donner un éternel temps d’avance au style davisien. Ils approchent ensemble un jazz ouvert à toutes les sonorités et extravagances, le jazz « free ».
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En 1970, Miles Davis a failli enregistrer des morceaux avec Jimi Hendrix
On reprocha souvent à ce style de s’être noyé dans sa propre anarchie – Miles Davis ne l’a d’ailleurs qu’effleuré, le temps des albums In a Silent Way en 1969 et Bitches Brew en 1970 – père du jazz fusion, à la croisée des chemins avec le rock et le funk. Ces albums consacrent aussi le passage définitif du piano au clavier Rhodes. La contrebasse disparaît au profit de la basse électrique et même Miles « électrifie » sa trompette en l’agrémentant d’une pédale « wah-wah » pour distordre les sons. Son rêve est d’approcher le son de la guitare de son idole du moment : Jimi Hendrix, dont la mort brutale en 1970 enterre tout espoir de collaboration.
Une hospitalisation en 1975 vient tarir le flot créateur du trompettiste. Epuisé par son train de vie, souffrant d’un grave problème à la hanche et aux cordes vocales, il reste dans l’ombre avant son retour en 1981. Enième métamorphose avec l’album The Man with The Horn aux accents pop et funk, encore entouré de jeunes musiciens. Il ne reste plus grand chose de la frénésie de la période free, à commencer par le rythme, devenu binaire. Miles est même revenu à la trompette acoustique, qu’il manœuvre avec toujours plus d’économie. Enregistré quelques mois avant sa mort en 1991, son album Doo-Bop est quant à lui dédié à la musique hip-hop et RnB. Un ultime clin d’œil aux tendances musicales qu’il n’a jamais cessé de définir ou d’enrichir à sa manière. Dans une interview au crépuscule de sa vie en 1989, Miles Davis donne des derniers signes de sa personnalité renversante. Interrogé sur sa discographie ahurissante et le secret de son éternelle jeunesse, Miles hausse les épaules, un sourire en coin : « Pendant toutes ces années, je me suis senti pareil ».
Clément Kasser