Si Louis Armstrong l’a codifié, l’art de l’improvisation s’est immensément enrichi avec Charlie Parker, père du be-bop. En embrassant la dissonance et la rapidité, le jeu du Bird a fait tomber beaucoup de tabous dans le jazz des années 40.
Charlie Parker en 10 dates:
- 1927 : Déménage à Kansas City à l’âge de 7 ans
- 1939 : Joue dans des cabarets à New York
- 1941 : Début des légendaires jam-sessions du Minton’s Playhouse
- 1945 : Hot House, Salt Peanuts, Billie’s Bounce
- 1946 : Dépression
- 1947 : 25 morceaux avec Miles Davis et Max Roach
- 1950 : Ouverture du Birdland à Manhattan
- 1953 : Concert au Massey Hall à Toronto
- 1954 : Mort de sa fille et tentative de suicide
- 1955 : Meurt d’une pneumonie
Avec Charlie Parker, presque chaque note devient intéressante à jouer, qu’importe la gamme
En 1927, à l’âge de 7 ans, le jeune Charlie Parker déménage avec ses parents à Kansas City, ancienne place forte du jazz mainstream ou « Middle jazz » dans les années 30. C’est ce courant qui généralise les grands orchestres sur scène – un des plus connus étant celui de Count Basie. Leurs tubes empreints de swing résonnent dans les dance-halls de l’époque et le public s’entiche de solistes comme Duke Ellington, Benny Goodman ou Lester Young. C’est dans cette ambiance que grandit Parker : tous ses biographes s’accordent pour dire qu’avant 15 ans, rien ne prédisposait celui-ci à une carrière musicale. Après s’être essayé mollement au cor alto et baryton, Charlie se (re)met au saxophone alto offert par sa mère à ses 13 ans. C’est la révélation ! Il arrête ses études et se produit dans les orchestres de la ville. En 1938, il assiste aux performances d’Art Tatum à Chicago depuis les cuisines d’un club où il travaille. La rapidité avec laquelle le pianiste déroule ses mélodies et son utilisation de la réharmonisation – technique pour réarranger un morceau et enrichir une grille d’accords préexistante – marquent profondément Parker, blasé du swing commercial.
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En 1940 à New York, il explore avec le guitariste Biddy Fleet une technique osée. Lors des improvisations de l’époque, les instrumentistes tissaient leurs mélodies à partir de seulement quelques notes de la gamme. Charlie Parker se met lui à exploiter les « intervalles supérieurs » de la gamme. En clair, pour un solo dans une mesure en do majeur, là où les artistes auraient favorisé le do, le mi, le sol et le si, Parker se tourne aussi vers le ré, le fa et le la ! Presque chaque note devient intéressante à jouer et le saxophoniste s’amuse avec la dissonance. Un flirt dangereux qui ne plait pas à ceux qu’il qualifie de « moldy figs » (figues moisies), les vieux grognards du jazz réticents aux nouvelles tendances. Ce jeu en chromatisme, qui rapproche entre elles les notes « acceptables » à jouer et en élargit le nombre, ne fait que renforcer la virtuosité de Parker. Il souffle à toute vitesse ses mélodies, en double voire triple-croches : son jeu est tour à tour « émission parcimonieuse ou giclée de trente ou quarante notes d’une seule traite », observe Lucien Malson dans Les Maîtres du Jazz (Buchet-Chastel).
Parker codifie le be-bop avec Gillespie, Monk et Clarke
Aux jam sessions du Minton’s Playhouse à partir de 1941, Charlie Parker trouve d’autres musiciens noirs avec qui développer cet art hautement élitiste : le trompettiste Dizzie Gillespie, le pianiste Thelonious Monk et le batteur Kenny Clarke. C’est là les premiers pas du be-bop : ce terme qui ressemble à une onomatopée évoque le « scat », technique d’improvisation vocale chère à Louis Armstrong. La formation bop est le plus souvent un quintet. Ces petits ensembles fleurissent au début des années 40, car la mobilisation militaire des musiciens a rendu inopérable la plupart des big bands. Quant aux batteurs, ils délaissent le rythme régulier 4/4 pour s’autoriser des breaks, des accentuations et autres « badaboums » en dehors des temps. Le rôle percussif du piano est aussi mis en valeur : seule la contrebasse suit le rythme parfaitement. Enfin, le tempo est considérablement accéléré, n’en déplaise aux dancehalls, où le bop est moins roi que dans les jazzclubs intimes d’Harlem. Le saxophone et la trompette peuvent improviser à cœur joie, et nul duo n’est plus complémentaire que Parker – surnommé « Bird » par ses collègues – et Gillespie.
En 1945, les deux enregistrent leurs premières plages et entament une tournée d’Hollywood. Il faut absolument retenir les classiques Hot House et Salt Peanuts. Ce dernier est mémorable pour ses riffs, ses interludes vocales et son tempo (300 à la noire !). Ko-Ko, enregistré en novembre, est une autre pure démonstration de la verve de Parker. Les boppers, souvent accusés de dénaturer l’esprit du jazz – Parker affirmait lui-même que ce style n’est pas « un enfant du jazz » –, n’en connaissent pas moins les standards des années 30. Simplement, ils les réharmonisent et les adaptent à leur frénésie – c’est le cas des trois morceaux cités ci-dessus, inspirés de thèmes populaires dans les années 1930. Charlie Parker est lui-même un génial compositeur de standards, comme Ornithology ou Billie’s Bounce, qui révèle en 1945 un jeune trompettiste fraîchement arrivé à New York… Miles Davis.
Bird s’éteint à seulement 35 ans, ravagé par l’héroïne et la mort de sa fille
Cette année 1945 suffit à faire un grand nom à Charlie Parker, à seulement 25 ans. Les jeunes boppers de sa trempe viennent brusquement affirmer que « le mariage entre le jazz et la musique populaire [incarné par Armstrong, Ellington, Holiday ou Young] a pris fin » selon Celebrating Bird : The Triumph of Charlie Parker de Gary Giddins Au sommet de leur art, ces artistes veulent être plus imprévisibles que dansants, dans « une farouche célébration d’eux-mêmes ». Un an plus tard, la dépression menace le prodige. Miné par la drogue, Parker est immensément fragile : il tient à peine debout pendant l’enregistrement de Lover Man, complainte désespérée, au bord du gouffre, mais pas moins touchante. Après 7 mois dans une maison de santé californienne, Bird se remet sur pied avec un nouveau quintet, composé notamment de Miles Davis et du batteur Max Roach, avec qui il enregistre 25 plages dont Don’t Blame Me et Scrapple From the Apple. Le trompettiste substitue sa douceur à l’exaltation de Gillespie et c’est un succès. Parker s’essaye ensuite à la musique antillaise avec l’orchestre cubain de Machito, avant de jouer à Paris en 1949 et en Suède en 1950.
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En 1949, le plus grand club de jazz de Broadway se renomme « Birdland » en hommage à l’artiste – bien que celui-ci n’en tire aucun profit financier. Ses shows fantastiques étaient enregistrés pour la radio. Charlie Parker avait une mémoire impressionnante, capable de restituer des solos de Louis Armstrong, à la note près, ou des compositions de Stravinsky, son idole. Lorsque celui-ci vient assister à un de ses concerts en 1951, Bird lui fait un clin d’œil en rejouant un passage de L’Oiseau de feu, à la grande émotion du Russe. L’emprise du saxophoniste sur le climat du jazz est tel que même les anciennes gloires du swing des années 30 se mettent au bop : Roy Ellington, Count Basie et même le clarinettiste blanc Benny Goodman. Mais l’artiste ne connaîtra pas plus haut sommet : passé 1950, Parker grave moins de disques et se produit plus sagement qu’à l’habitude, même si son inventivité musicale ne le trahit jamais. Il en laisse encore un souvenir lors du mémorable concert de 1953 entouré de Gillespie, Roach ou encore Charles Mingus. En 1953, malgré ses 33 ans, Charlie Parker est essoufflé. L’abus de l’héroïne et la mort de sa fille Pree d’une maladie cardiaque le pousse à une tentative de suicide. Après un bref retour dans son fief du Birdland en 1955, il meurt d’une pneumonie le 12 mars à New York chez une amie.
Clément Kasser
Retrouvez On the Wilde side, l’émission de jazz du pianiste Laurent de Wilde, du lundi au jeudi de 19h à 20h sur Radio Classique
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