Musique et peinture sont des arts qui ont toujours entretenu des liens étroits. L’un pouvant inspirer l’autre et inversement, allant jusqu’à créer, parfois, des amitiés et des travaux communs entre les compositeurs et les peintres. La rédaction de radioclassique.fr vous fait découvrir 5 œuvres musicales et picturales qui ont marqué l’histoire de l’art et qui témoignent des relations fusionnelles entre les arts visuels et la musique.
Marc Chagall et Igor Stravinsky : L’Oiseau de feu, la naissance d’une collaboration
Tous deux réputés pour être les artistes les plus influents du XXè siècle, Marc Chagall -peintre d’origine russe et naturalisé français- et Igor Stravinsky -grand compositeur russe- laisseront une empreinte indélébile dans l’esthétique moderne de leurs arts respectifs. A tel point qu’une collaboration entre les deux hommes donnera naissance à un projet artistique de renommée mondiale. Marc Chagall était un grand mélomane et la musique tenait une place prépondérante dans ses peintures (admirez par exemple son Violoniste vert ou encore sa Commedia dell’arte). Il avait également pour habitude de peindre en écoutant ses compositeurs favoris dont faisait partie Igor Stravinsky. Le peintre avait en effet déjà assisté à la toute première représentation du Sacre du printemps de 1913 à Paris et s’était pris d’une grande admiration pour l’élève de Rimski-Korsakov. En parallèle, Stravinsky composa son premier ballet en deux tableaux, à l’Opéra Garnier avec un orchestre symphonique : L’Oiseau de feu naît en 1910 et s’inscrit dans une tradition post-romantique.

Mais une seconde version sera commandée par le Metropolitan Opera de New York en 1945 et Chagall fût chargé de réaliser les décors et les costumes du ballet. C’est lors de cette collaboration que les deux artistes se rencontrèrent pour la première et unique fois. Le peintre souhaitait conserver une part du romantisme russe à travers ses œuvres picturales, à l’image de la version de 1910. Mais il réussira à insuffler une modernité et une plus grande liberté à l’œuvre musicale à travers des décors et des costumes extrêmement colorés. Son but ultime étant de donner au spectacle une dimension picturale pour que le spectateur ait l’impression de plonger directement dans un tableau. Pour cela il n’hésita pas à peindre directement sur les costumes des danseurs et ce, juste avant le lever de rideau de la représentation. Avec l’utilisation de couleurs vives et la création de personnages chimériques dans ses décors, le peintre fit écho au rythme entraînant et aux timbres vifs et changeants de la musique de Stravinsky.
Ecoutez un extrait de L’Oiseau de feu d’Igor Stravinsky :
Pierre Boulez dira à propos de L’Oiseau de feu que : « Le style harmonique de Stravinsky apparaît irrémédiablement personnel dès la première page : dans un équilibre voltigeur, les intervalles se perchent d’une dominante à l’autre (…) à résonance plus ou moins exotique qui donne une coloration très particulière qui n’est pas seulement russe, mais bien Stravinskyenne ». Preuve en est que de son côté, le compositeur russe comptait lui aussi sur une large palette de couleur pour donner une dimension esthétique originale à ses compositions. Amoureux de l’opéra, il n’y a pas que le Metropolitan de New-York qui fit appel au talent de Marc Chagall. Ami d’André Malraux, à l’époque ministre des Affaires culturelles, le peintre est mandaté par celui-ci pour remplacer la fresque du plafond de l’Opéra Garnier. Agé de 77 ans il entreprend un gigantesque chantier pictural durant un an et dévoile en 1964, une nouvelle fresque de 220 m2 venue remplacer l’œuvre originale de Jules-Eugène Lenepveu. Mal reçue par le public, qui l’accusa de dénaturer le bâtiment du second empire, Chagall rendit malgré tout un hommage étincelant à 14 compositeurs d’opéras et de musique lyrique, ainsi qu’à leurs œuvres. En passant de Berlioz à Rameau et Wagner ou encore par Mozart, le spectateur y découvre une ode à la musique qu’affectionnait tant l’artiste.
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Mozart et Edgar Degas : Une passion commune pour l’Opéra
Edgar Degas grandit dans une famille mélomane et fut très vite initié par son père à la musique. Tenant un salon qui promouvait la musique ancienne – avec au répertoire des compositeurs comme Bach, Rameau et surtout Gluck – il transmet sa passion musicale à son fils. Si le peintre est surtout réputé pour ses scènes de ballets et ses portraits de danseuses, il n’en aimait pas moins l’opéra. Entre 1885 et 1892 il s’y rendra même 77 fois, témoignant ainsi de son véritable amour pour l’art lyrique, pourtant si peu connu des spectateurs de ses toiles. Et pour cause, Degas ne peindra qu’une seule toile d’une scène d’opéra durant toute sa vie. Il s’agit de l’œuvre Les Choristes, également appelée Les Figurants. C’est un pastel sur monotype – une technique qui permet d’obtenir son œuvre par l’impression d’un croquis dessiné sur une plaque de métal ou de verre de petite dimension qu’il peindra en 1877.

Cette œuvre représente un groupe de choristes, chantant en costumes de scène face au public de l’époque. Degas aurait confié à son ami Henri Meilhac, auteur dramatique et librettiste d’opéras, qu’il s’agissait du final du chœur de l’Acte I de Don Giovanni de Wolfgang Amadeus Mozart. Un doute persiste cependant quant au lieu du spectacle. L’œuvre était à cette période, inscrite au programme de l’Opéra de Paris mais également à celui du Théâtre lyrique. On ne sait donc pas quelle maison le peintre a choisi pour assister à cette représentation Mozartienne. On suppose tout de même que le baryton Jean-Baptiste Faure, qui interprétait le rôle de Don Juan à l’époque, apparaît sur la toile. Il aurait été en effet, une grande source d’inspiration pour le peintre et surtout l’un de ses plus grands commanditaires. Edgar Degas explorera tous les moindres recoins de deux opéras à Paris. Tout d’abord celui de la rue Le Peletier, détruit dans un incendie en 1873, et bien sûr le fameux Palais Garnier qu’il fréquentera à partir de 1875 afin de puiser l’inspiration. L’originalité de Degas, à l’instar des autres peintres impressionnistes, est qu’il travaillait uniquement de mémoire et ne peignait jamais de scène dans l’action. Pour pallier cela, il réalisa donc de nombreux croquis et esquisses de musiciens, chanteurs et danseuses qu’il représentera dans son atelier et non pas en répétition comme ses toiles peuvent pourtant le laisser supposer.
Ecoutez le final de l’Acte I de Don Giovanni qui inspira Edgar Degas :
Henri Loyrette conservateur et historien de l’art, expert d’Edgar Degas dira à son sujet que : « Degas ne comprenait pas très bien que Gauguin puisse aller à Tahiti et aux Marquises quand lui-même trouvait son Tahiti et ses Marquises tous les soirs à l’Opéra ». Ce tableau des Choristes était conservé au musée d’Orsay, puis prêté dans le cadre d’une exposition en 2009, au musée Cantini de Marseille. Le tableau a été dévissé et dérobé en pleine nuit et en raison de son petit format il avait pu être facilement dissimulé. Les Musées nationaux estimaient la valeur des Choristes à 800 000 euros et déplorait une lourde perte pour le patrimoine culturel français. L’œuvre sera finalement retrouvée 8 ans plus tard en 2018, lors d’un banal contrôle douanier dans la soute d’un bus en Seine-et-Marne. Les Choristes finira par rejoindre à nouveau, la collection du Musée d’Orsay où il est possible de l’admirer.
Frédéric Chopin et Eugène Delacroix : Une amitié profonde grâce à Georges Sand
Le compositeur et le peintre se sont rencontrés grâce à George Sand et se lièrent d’une profonde et sincère amitié. Frédéric Chopin et Eugène Delacroix s’inscrivent dans la période esthétique du romantisme, période qui se distingue essentiellement par l’expression des sentiments au détriment de la morale et de la raison dans les œuvres artistiques. Dans son enfance, Delacroix s’intéresse déjà à la musique et ses aptitudes musicales sont remarquées par l’organiste de la cathédrale de Bordeaux, également ami intime de Mozart. Par la suite, il s’initiera au clavecin puis au piano et enfin au violon. Un peintre qui avait donc un goût prononcé pour le 4è art. Chopin et Delacroix échangeaient beaucoup sur leurs arts respectifs et se trouvaient de nombreux points communs sur leur grande émotivité et leur sensibilité quasi maladive commune. Véritable témoin de la vie privée du couple Sand/Chopin, Delacroix peint ce portrait en 1838. Il s’agit d’une huile sur toile représentant le compositeur en train d’improviser sur son Pleyel, sa marque favorite de piano qu’il ne délaissera jamais et dont il deviendra l’ « égérie » ( à l’instar de Liszt qui lui ne jurait que par son Bösendorfer).

A travers cette toile Eugène Delacroix ne cherche pas seulement à réaliser un simple portrait. Il représente en fait, l’action créatrice du compositeur polonais en train de jouer et met ainsi sa musique au cœur du tableau. Si l’on observe la peinture d’un peu plus près, les traits de Frédéric Chopin sont fermés, son regard semble perdu dans l’improvisation de sa composition. Le teint pâle mis en lumière par Delacroix, reflète également la santé fragile du compositeur. George Sand en train de coudre à côté de lui, les bras croisés, semble réagir à la musique qu’elle entend. Les coups de pinceaux de Delacroix dépeignent à la perfection les tourments dont était en proie le compositeur. Il rend ainsi hommage au génie musical de Frédéric Chopin dont il appréciait fortement la musique et avec qui il restera ami jusqu’à sa mort. Au sujet du pianiste il dira même : « J’ai vraiment eu avec Chopin des tête-à-tête à perte de vue parce que je l’ai vraiment beaucoup apprécié que ce soit le musicien, le pianiste, un homme d’une grande distinction, d’une distinction rare et c’est l’artiste le plus vrai qu’il m’a été donné de rencontrer. Il est vraiment de ceux, en petit nombre, que l’on peut admirer ». Vous ne pourrez malheureusement pas admirer la toile originale puisque Delacroix n’achèvera jamais son œuvre. Il s’agissait en prime, de l’unique tableau représentant le couple. A la mort du peintre, la toile sera séparée en deux, sûrement parce que cela était plus rentable pour l’acquéreur de l’époque. Le portrait de Gorges Sand est conservé au musée d’Ordrupgaard de Copenhague tandis que celui de Chopin, se trouve au Musée du Louvre, séparant ainsi les deux amants mythiques de la vie romantique du XVIIIe.
Ecoutez la Sonate pour piano nᵒ 2 en si bémol mineur, op. 35 de Frédéric Chopin :
Claude Debussy et Katsushika Hokusai : La mer comme source d’inspiration commune
En 1854, le Japon se voit contraint par les Américains de s’ouvrir au commerce avec l’Occident -permettant par la même occasion- une diffusion des arts et de la culture nippone dans toute l’Europe ou elle exercera une forte influence. L’art japonais vient petit à petit remplacer l’exotisme du Moyen-Orient au sein de la communauté artistique de l’époque et s’impose comme nouvelle source d’inspiration pour les artistes européens. Un peintre a particulièrement influencé la culture occidentale à titre posthume : Katsushika Hokusai (1760-1849). Véritable touche-à-tout : dessinateur, peintre, graveur et même écrivain, l’artiste japonais à l’origine même du mouvement japoniste, est encore aujourd’hui extrêmement célèbre en Europe. En 1831 il peint une estampe intitulée La Grande Vague de Kanagawa issue de la série des 36 vues du Mont Fuji. Cette gravure sur bois représentant une vague déferlante est l’une de ses œuvres les plus renommées. La mer est un sujet de représentation de la nature, qu’affectionne particulièrement Hokusai.

Ayant eu une grande influence auprès de nombreux peintres comme Van Gogh, Klimt ou même Monet, Hokusai a également laissé une marque importante dans la musique de Claude Debussy. En seulement deux ans, Debussy compose trois « Esquisses symphoniques » pour orchestre qu’il surnommera « La Mer ». Jouée pour la première fois en 1905 par l’orchestre Lamoureux l’œuvre est assez mal reçue par le public de l’époque. La spécificité de Debussy est de composer de la musique dite descriptive, c’est-à-dire que l’auditeur peut visualiser ce qu’il entend, à la manière d’une peinture. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si son œuvre symphonique La Mer porte le nom « d’esquisse ». Kandinsky dira même : « les musiciens les plus modernes, comme Debussy, reproduisent des impressions spirituelles qu’ils empruntent souvent à la nature et transforment en images spirituelles sous une forme plus purement musicale ». Tout comme Hokusai, Debussy fait de la nature sa principale source d’inspiration. L’Orchestre symphonique – c’est-à-dire composé de cordes, des bois, des cuivres et des percussions – permet au compositeur d’explorer toute une palette sonore avec de nombreuses nuances et d’altération de tempo qui évoquent les vagues. Le pianiste Sviatoslav Richter dira au sujet de La Mer : « Dans la musique de Debussy, il n’y a pas d’émotions personnelles. Il agit sur vous encore plus fortement que la nature. En regardant la mer, vous n’aurez pas de sensations aussi fortes qu’en écoutant La Mer ».

La Mer est une œuvre qui s’inscrit elle aussi, dans le mouvement esthétique du japonisme. Debussy a su s’imposer comme principal acteur de ce courant artistique en France. Il ne choisira donc pas par hasard La Grande Vague comme couverture de sa partition. Passionné par les estampes d’Extrême-Orient, il en possédait même la gravure dans son propre cabinet de travail. Un clin d’œil au peintre nippon avec qui il partageait de nombreuses sources d’inspirations et qui influencera grandement son œuvre musicale.
Ecoutez « Les Jeux de vagues » de La Mer de Debussy :
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Arnold Schönberg et Vassily Kandinsky : Les précurseurs inséparables de l’abstraction et de l’atonalisme
En 1911, Vassily Kandinsky se rend à Munich pour assister à un concert d’Arnold Schönberg. Au programme : les pièces pour piano opus 11 et surtout le quatuor à cordes n°2 en fa dièse mineur opus 10 qui subjuguent instantanément l’artiste. A tel point qu’il peindra dès le lendemain, Impression III (Concert), une huile sur toile qui viendra illustrer la musique de Schönberg. S’en suivront de nombreuses correspondances entre les deux artistes qui partageront une vision commune de leurs arts respectifs. Kandinsky écrira même après le concert, une lettre adressée à Schönberg en ces termes : « je viens d’assister à votre concert. Vous avez réalisé dans vos œuvres ce dont j’avais, dans une forme à vrai dire imprécise, un si grand désir en musique (…) vos compositions sont justement ce que moi aussi je recherche sous une forme picturale ». Véritable source d’inspiration dans son travail, la musique est pour Kandinsky -fondateur de l’art abstrait- une synesthésie à part entière. C’est à dire que la stimulation d’un sens en l’occurrence ici l’ouïe du peintre, est perçue par un autre sens à savoir le toucher (avec l’acte créateur sur sa toile), sans que ce dernier n’ait été stimulé directement.

Les travaux des deux artistes sont très similaires dans leur approche et ils iront même jusqu’à développer le concept de « l’audition colorée ». Si l’on observe la toile de Kandinsky, il en résulte une superposition de couleurs primaires extrêmement vives : en passant par le jaune, qui prédomine cette toile, mais également le bleu et le rouge. Appartenant au courant de l’art abstrait, il est difficile en voyant cette œuvre, d’imaginer un concert de musique comme sujet central de composition. Car l’art abstrait s’émancipe de l’art figuratif, on ne peut plus vraiment savoir ce qui est représenté sur la toile mais il faut en revanche, faire appel à nos sens pour comprendre l’émotion qui se dégage de cette expérience visuelle. On pourrait tout de même être tenté d’imaginer à gauche du tableau, un orchestre ou des spectateurs. La tâche noire au centre de l’œuvre pourrait quant à elle, être un piano. C’est dans ce courant esthétique de l’abstraction que Kandinsky s’épanouit à travers les compositions d’Arnold Schönberg. Car si l’abstraction se développe dans l’art pictural au XXe siècle, son équivalent est développé par le compositeur autrichien en musique, avec l’atonalisme. Schönberg s’affranchit complètement de toute tonalité, qui était pourtant jusque-là le fondement de la musique savante. Il remet totalement en cause l’écriture et la théorie de la composition de la musique occidentale et c’est un vrai bouleversement dans le monde musical. Cela peut s’entendre à l’oreille avec une musique extrêmement dissonante due justement à ce rejet catégorique de la tonalité, pilier de la musique classique qui n’est désormais plus. Schönberg compose dorénavant ce que l’on appellera de la musique contemporaine à l’image de son binôme Kandinsky avec la peinture. Il suffit d’écouter son quatuor à cordes pour comprendre que le 4è art à subit une transformation profonde.
Ecoutez le Quatuor à cordes n°2 en fa dièse mineur opus 10 de Schönberg qui inspira Kandinsky pour sa peinture :
Mais les deux artistes vont encore plus loin puisqu’ils décident d’exploiter le talent synesthète de Vassily Kandinsky pour relier chaque couleur à un son, qu’ils classifieront dans Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier. Pour n’en citer que quelques-unes en voici une liste non exhaustive, elles vous aideront peut-être à déchiffrer la toile de Kandinsky et ainsi imaginer en même temps, le quatuor à cordes de Schönberg comme si vous étiez présent au concert :
- Le jaune tend fortement vers les sonorités légères, et sonne comme le grondement fort d’une trompette ou comme une fanfare dans un registre très haut.
- La couleur orange sonne comme une cloche d’église d’une hauteur moyenne ou comme une voix riche de contralto ou encore un alto jouant largo.
- Le rouge rappelle la sonorité du tuba –une sonorité persistante, imposante, forte-. Des parallèles peuvent être établis avec des percussions puissantes.
- Le rose et le rouge froid donnent une expression musicale par la sonorité claire et chantante du violon.
- Le violet ressemble au cor anglais, et dans son intensité les tons graves des instruments à vent en bois (le basson par exemple).
- En termes musicaux, le bleu clair est comme la flûte, le bleu foncé comme le violoncelle, et en descendant encore comme les sonorités merveilleuses de la contrebasse ; dans son côté le plus solennel, le son du bleu est comparable à l’orgue basse.
- Le vert se caractérise le mieux en le comparant à la sonorité tranquille méditative du violon.
Ondine Guillaume