A une époque où l’improvisation est reine, Duke Ellington et son orchestre se démarquent par leurs compositions modernes et la richesse des timbres. Rares sont les jazzmen qui, par le biais instrumental, ont su exprimer leurs émotions avec une telle intelligence.
Duke Ellington en 10 points :
- 1927 : Contrat au Cotton Club à Harlem ; Black and Tan Fantasy
- 1930 : Mood Indigo
- 1931 : It don’t mean a Thing
- 1939 : Take the « A » Train par Billy Strayhorn
- 1943 : Première de Black, Brown and Beige au Carnegie Hall
- 1950 : Accusations de communisme par le Daily Worker
- 1956 : Succès au festival de Newport – Album Ellington at Newport
- 1959 : Grammy Award pour la B.O. d’Autopsie d’un meurtre
- 1967 : Hommage à Billy Strayhorn avec His mother called him Bill
- 1972 : Série de concerts dans le monde avant sa mort
Le jazz « jungle » d’Ellington délaisse la virtuosité pour l’atmosphère musicale
« Duke Ellington joue du piano mais son vrai instrument est son groupe », résume son ami Billy Strayhorn. Ce n’est pas en tant que soliste qu’il est entré dans la légende, mais bien en tant que styliste. Né en 1899, Edward Kennedy Jr. Ellington grandit à Washington au sein de la petite bourgeoisie noire. La peinture le passionne, mais il se tourne finalement vers la musique et le piano, dont il joue depuis ses 7 ans. Il monte un groupe avec quelques amis et s’en va à New York en 1923, où il donne ses premières compositions pour orchestre jazz. 4 ans de labeur aboutissent à un contrat au Cotton Club, lieu phare d’Harlem, pour lui et sa dizaine de musiciens. Le Duke – surnommé ainsi pour son élégance – s’avère un leader naturel et un compositeur jazz de grand talent, notion presque anachronique dans les années 20 hormis George Gershwin, Paul Whiteman ou Fletcher Henderson. A l’époque, les musiciens travaillaient leurs improvisations et leur appropriation d’un thème, mais la composition pour grand ensemble n’était ni convoitée ni sophistiquée. Henderson faisait passer avant tout les improvisations de ses solistes. Duke Ellington, lui, s’efforce de tisser une toile sonore cohérente et unique pour son orchestre, avec une grande rigueur malgré son manque de formation classique.
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Dès la fin des années 1920, le timbre des instruments est minutieusement travaillé : on pare les cuivres de sourdines wah-wah, popularisées par George Gershwin. La sourdine « plunger », qui est à l’origine un débouche-évier en caoutchouc, est reine. Bubber Miley, trompettiste fétiche du Duke, l’associe à une sourdine sèche pour en tirer un son plus caverneux, caractéristique de cette période ellingtonienne. Les cuivres produisent des effets de style comme le « growl » pour produire un son rugissant. Ajoutez une contrebasse et une batterie jouant un temps sur deux et vous disposez de la recette du « jungle jazz ». Jungle africaine chère à Duke Ellington dans l’hypnotisant Black and Tan Fantasy (1927) : le rythme y est martial, la trompette de Bubber Miley se meut en une voix distordue mais enjouée, avant que la marche s’arrête avec fracas au moment de la coda.
L’orchestrateur rêve aussi d’une jungle urbaine, oppressante, pleine de vrombissements et de bruits métalliques comme dans East St. Louis Toodle-Oo (1927), mimant presque l’atmosphère d’une usine des Roaring Twenties. Une parfaite orchestration entre les instruments désignée par le concept mystérieux d’« Ellington Effect ». Les admirateurs du Duke lient cet art de superposer les couches musicales à son amour de la peinture. Celui-ci est d’ailleurs évident dans les titres de ses compositions : Magenta Haze, Black, Brown and Beige, Transbluency, Ultra-violet… D’un point de vue harmonique, le Duke est prêt à toutes les extravagances comme cette cadence rompue à la fin de Creole Love Call (1928) ou le son inimitable de Mood Indigo (1930). Ce dernier renverse les codes avec une clarinette jouant dans le grave et un trombone dans l’aigu ! Avec Daybreak Express, Duke Ellington et ses 14 musiciens repoussent encore les limites : l’orchestre reproduit le départ et l’arrivée d’une locomotive, avec une fantaisie et un réalisme inimaginable pour 1933. En résumé, la virtuosité compte moins dans la musique d’Ellington que la quête de l’émotion, que ses solistes transmettent sans effet de manche ni solo déroutant. Le Duke pourra d’ailleurs compter sur eux – Barney Bigard, Johnny Hodges, Miley… – pendant près de 15 ans.
Take the « A » Train est un des plus grands standards de jazz
« Jazz is art, swing is business » : voilà comment se positionne Ellington vis-à-vis du retour en grâce du swing vers 1935, quand l’Amérique blanche découvre les tubes de Benny Goodman et Count Basie à la radio et dans les dance halls. Saillie paradoxale, car il publie aussi des titres swing qui lui apportent la notoriété : It don’t mean a thing (1931), repris par Lady Gaga 80 ans plus tard, Cotton Club Stomp et le standard par excellence : Take the « A » Train. Ce tube n’est pas écrit par Ellington mais Billy Strayhorn, son alter ego qu’il a rencontré 3 ans auparavant. Ce jeune arrangeur, féru de classique et du pianiste Art Tatum, devient rapidement « le bras gauche et le bras droit » du compositeur, selon ce dernier. En concert, le « A » Train devient le premier morceau joué par l’orchestre.
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Les années 40 marquent la fin de l’époque swing. Les big bands souffrent de la conscription militaire et de salaires renégociés à la hausse, obtenus après une dure grève de l’American Federation Musicians. Duke Ellington, fort de ses tubes et de la taille de son groupe, survit à cette période malgré quelques remaniements. Ses compositions aussi s’adaptent à de plus petits ensembles, comme Transbluency (1946). Les tournées se poursuivent mais les enregistrements s’amenuisent et perdent l’intérêt de la critique. En 1950, il est piégé brièvement dans l’étau du maccarthysme : faussement accusé par le Daily Worker d’avoir signé une pétition soutenue par les soviétiques, il répond : « le seul communisme que je connais est celui de Jésus Christ ». C’est ensuite le mouvement des droits civiques qui l’accuse de ne pas le soutenir.
Il faut attendre 1956 pour que la Ellington-mania revienne, en témoigne la une du Times dédiée au Duke le 20 août. Le « Maestro » vient de choquer l’audience au festival de Newport, évènement d’un genre nouveau et plébiscité par les étudiants. Il présente de nouveaux titres et rejouent des anciens : l’interminable solo du saxophoniste Paul Gonsalves sur Diminuendo and Crescendo in Blue, enregistré en 1937, déchaîne la foule. L’album Ellington at Newport deviendra le plus grand succès commercial du compositeur. L’année d’après, Ella Fitzgerald obtient un Grammy Award pour son songbook des titres de Duke Ellington.
Duke Ellington a fait polémique avec ses suites, compositions musicales longues et sophistiquées
Sa participation à plusieurs films hollywoodiens, desquels il compose aussi la bande son – celle d’Anatomy of a Murder (1959) lui vaut un Grammy Award – lui gagne encore un peu plus la sympathie de l’Amérique blanche. Un procès que certains lui ont fait : pourtant, la musique de Duke Ellington parle à un public noir. Son batteur Sonny Greer affirmait qu’il a toujours été « profondément préoccupé par les questions de race », mais qu’il préférait diluer son ressenti dans son œuvre plutôt que dans ses interventions publiques. A cet égard, son œuvre Black, Brown and Beige, enregistrée en 1946, mérite une attention renouvelée. Longue de 46 minutes, elle porte l’ambition de raconter l’histoire de la condition noire, sans être teintée d’ethnocentrisme européen selon lui. L’intro est un va-et-vient dramatique entre un thème majestueux au rythme martial, qui évoque le dur labeur des esclaves, et des solos plus « raffinés » de saxophones. Le décor blues est posé et, de mouvements en mouvements, le Duke peint la spiritualité afro-américaine, le rôle des soldats noirs dans la guerre de 1812 puis les bouillonnantes années 1920, inspiré par le classique comme le jazz. Une immense fresque qui ne trouvera pas son public lors de la première au Carnegie Hall en 1943.
Deep South Suite (1946) et Such Sweet Thunder (1957) sont d’autres exemples de ses longues « suites » musicales. Comment oublier, aussi, His mother called him Bill (1967), composée en hommage à Billy Strayhorn, décédé d’un cancer de l’œsophage ? Ces compositions, souvent jugées brouillonnes, dérangent systématiquement, comme si on lui reprochait de « s’aventurer dans un domaine réservé ou, à l’inverse, de trahir son peuple et sa culture, nécessairement populaire », remarque Michel Le Bris dans le Dictionnaire amoureux du Jazz (Plon). En 1965, le Duke inaugure ses Sacred Concerts, où il mélange jazz et musique sacrée. Jusqu’à ces derniers jours, il compose, enregistre et continue de faire des tournées ! URSS, Laos, Norvège, Ethiopie… Hospitalisé pour un cancer du poumon en avril 1974, il ne rêve que d’aller jouer aux Philippines. Mais le Duke s’éteint un mois plus tard, peu après avoir soufflé ses 75 ans.
Clément Kasser
Retrouvez On the Wilde side, l’émission de jazz du pianiste Laurent de Wilde, du lundi au jeudi de 19h à 20h sur Radio Classique
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