Après ses ballets « occidentaux », Prokofiev signe avec Roméo et Juliette une oeuvre « soviétique ». Consacré au drame psychologique de Shakespeare, il renouvelle le genre chorégraphique.
Après Berlioz et Tchaïkovsky, Prokofiev s’empare de la pièce de Shakespeare pour en faire un ballet
Berlioz avait tiré de la pièce de Shakespeare une « symphonie dramatique » (1839) ; Gounod, un opéra (1867) ; Tchaïkovsky, une « ouverture fantaisie » (1869). Prokofiev, le premier, en fit un ballet, genre dans lequel il était passé maître au XXe siècle aux côtés de son compatriote Igor Stravinsky. Roméo et Juliette, que l’on a voulu considérer comme l’œuvre par laquelle Prokofiev opérait une mue stylistique (que préfigurait Le Fils prodigue en 1929), naquit dans des conditions particulières. En effet, la mort de Serge de Diaghilev en 1929 rompt l’une des attaches principales de Prokofiev avec l’Occident. En 1933, il choisit de rentrer définitivement en URSS, las de mener une « existence nomade de concertiste en tournée ». C’est aussitôt après la création du très célèbre Pierre et le Loup (1936) que le musicien commence à élaborer Roméo et Juliette, à quatre mains avec le metteur en scène Serge Radlov. L’œuvre est représentée pour la première fois en 1938, à Brno, en Tchécoslovaquie, deux ans avant la première soviétique à Leningrad le 11 janvier 1940.
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Nouveau type de ballet, Roméo et Juliette répond aussi aux exigences de l’URSS
Les exigences de l’URSS à la fin des années 1930, en matière de ballet, sont aux antipodes de l’esthétique avant-gardiste de Diaghilev, le génial fondateur des ballets russes, établi à Paris en 1907. Pour ce dernier, il s’agissait d’élaborer, loin des tentations du psychologique et de l’affectif, des spectacles percutants et lapidaires. C’est à une telle esthétique que répondait la musique âpre et mécanique écrite par Prokofiev pour le Pas d’acier, « ballet constructiviste » en deux tableaux. Toutefois, la modernité de cette musique paraît aujourd’hui un peu forcée… Au vrai, comme l’observe le chef Ernest Ansermet, « Prokofiev est avant tout un mélodiste ». Aussi n’eut-il pas grand mal à faire de nécessité vertu : il répondit aux exigences de la doxa communiste en se laissant glisser sur sa pente naturelle. Roméo et Juliette est l’un des premiers résultats de cette conversion, et également le premier exemple d’un nouveau type de ballet.
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Car pour s’adapter aux conventions chorégraphiques en vigueur, le compositeur dut écrire une œuvre de longue durée, et illustrer une action bien précise, voire donner une idée de la psychologie des personnages. Musique efficace, tour à tour lyrique et motorique, tendre et humoristique, Roméo et Juliette redéfinit de ce fait le « ballet d’action », ou drame chorégraphique, dans lequel sont simultanément respectés « les lois du développement symphonique, celles du développement psychologique et dramatique, celles, enfin, de l’évolution de l’action théâtrale » (Michel R. Hofmann). Michel Dorigné, lui, préfère parler d’« opéra-ballet », où « la musique décrit une action, des états d’âme, comme s’il s’agissait d’une œuvre dramatique ; la chorégraphie renonce aux effets gratuits et adopte, en quelque sorte, la forme d’un opéra muet dans lequel la danse, la gestuelle et les expressions du visage se substituent aux paroles d’un livret ».
La « Danse des chevaliers » (Orchestre symphonique de Londres, dir. Valery Gergiev)
La partition recèle une grande richesse thématique et caractérise chaque acte par un coloris particulier
D’une exceptionnelle richesse d’invention thématique, la partition confirme le retour du musicien à une franche tonalité, épicée, au gré des numéros, par la violence (rythmique, harmonique) de ses précédentes œuvres expressionnistes et futuristes. Ecoutons la parole du maître : « Le style de l’harmonie est plus souple dans Roméo et Juliette que dans les ballets précédents. Je me suis appliqué à imprimer à chaque acte un coloris particulier. Le premier acte, qui a lieu dans le palais des Capulet, offre le spectacle somptueux d’une fête de cette chevalerie féodale dont les traditions surannées écrasent sans merci les germes d’un amour jeune et pur. Pour le deuxième acte, j’ai pris comme fond une fête populaire. La gaîté, la légèreté, l’insouciance qui y règnent en font la contrepartie du premier acte. Le troisième acte (…) est l’acte où se déroule le drame passionnel. En conséquence, l’orchestration plutôt intime est celle d’un orchestre de chambre. Enfin, le quatrième acte est si court que je suis presque enclin à le désigner du nom d’épilogue ».
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Prokofiev a tiré de Roméo et Juliette deux suites symphoniques en sept mouvements chacune (1936, 1937) et, à partir d’elles, une troisième en 1946, ainsi qu’un recueil de 10 pièces pour piano – son opus 75 (1938). Le génie orchestral et mélodique du compositeur fait mouche dans chaque saynète, de la célèbre « Danse des chevaliers » (choisie par Olivier Bellamy comme générique de son émission Passion classique), fondée sur un lourd rythme pointé qui égrène l’accord parfait de mi mineur, à la « Mort de Tybalt », lutte trépidante aboutissant à une impressionnante marche funèbre en passant par les danses de caractère spirituellement troussées (« Menuet », « Madrigal », etc.) et la vivacité pleine de fraîcheur de « Juliette enfant ». Pour finir, Prokofiev donna à la musique de ballet ses accents les plus déchirants depuis Le Lac des cygnes avec la « Mort de Juliette ».
Jérémie Bigorie