La Symphonie fantastique de Berlioz est créée en décembre 1830. Le public est enthousiaste, la critique reste sceptique. Mais l’œuvre ne laisse personne de marbre. Car Berlioz remet en question les codes classiques du genre symphonique. Le public a de quoi être surpris ! Le programme extra musical, les proportions hors cadre, l’orchestration, en font un symbole du Romantisme naissant en France.
Avec l’accession de Louis-Philippe au trône et les œuvres de Victor Hugo ou de Delacroix, 1830 est l’année de toutes les révolutions
Les émeutes parisiennes ont renversé Charles X l’été précédent. Louis-Philippe d’Orléans monte sur le trône : la Restauration cède la place à la Monarchie de juillet. Mais la révolution n’est pas seulement politique. Les arts aussi s’en mêlent. Déjà en 1827 Victor Hugo remet en cause les conventions du théâtre classique avec sa pièce Cromwell et sa désormais célèbre préface. Il récuse la règle des trois unités (temps, lieu, action) et revendique le mélange des genres. Son drame Hernani déclenche en 1830 la bataille du même nom, opposant partisans du classicisme et tenants d’un nouveau style : le Romantisme. La peinture n’est pas en reste avec Delacroix et sa Liberté guidant le peuple, réalisée la même année. La modernité du sujet — les récentes barricades des Trois Glorieuses – le lyrisme et la violence qui se dégagent de l’œuvre, ont marqué les esprits. Les détails morbides choquent. Delacroix signe une représentation sans concession, qui fait de lui le chef de file de la peinture romantique. La Symphonie fantastique de Berlioz est le troisième volet de la révolution artistique qui secoue tous les arts en France en cette année 1830.
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Parfait exemple du Romantisme, la Symphonie fantastique s’inspire autant des revendications littéraires de Victor Hugo que des audaces de Beethoven
“Le drame doit produire la forme”, dit Hugo. Berlioz a retenu la leçon pour ce drame instrumental qu’est la Symphonie fantastique. L’œuvre est donc en cinq mouvements alors que la plupart des symphonies du XIXème siècle n’en comptent que quatre, et son personnage nous emmène dans tous les lieux qu’il lui plaît de traverser : une salle de bal (2ème mouvement), des champs (3ème mouvement), une guillotine (4ème mouvement “Marche au supplice”, avec le bruit du couperet pour finir !), et même un cimetière pour une scène de sabbat (Final). Comme l’unité de lieu, l’unité de de temps vole aussi en éclat. Les trois premiers mouvements se passent dans le réel, alors que les deux derniers sont des visions cauchemardesques provoquées par l’opium. Mais si tout est Romantique dans cette symphonie, Victor Hugo n’en est pas le seul initiateur. Les grandes thématiques qui traversent l’œuvre, comme la quête de l’apaisement dans la Nature ou l’idéalisation de la femme aimée, doivent beaucoup aux poètes germaniques. Berlioz admire Goethe et Schiller, grâce à qui le Romantisme est apparu en Allemagne bien avant la France. Musicalement, deux influences d’outre-Rhin sont aussi manifestes. Sortir des proportions classiques, c’est suivre l’exemple de Beethoven. Quant au recours au Fantastique, il est plutôt à chercher du côté de Weber. La scène de la Gorge aux Loups dans le Freischütz a manifestement marqué Berlioz.
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Une symphonie qui raconte une histoire, voilà qui est innovant !
Berlioz n’est pas seulement un compositeur de génie, c’est aussi un maître de la communication. Afin d’attiser la curiosité du public, il publie dans la presse le programme de sa symphonie quelque temps avant la création. Et là n’est pas sa seule innovation. Car le fait même d’accompagner une symphonie d’un programme descriptif n’est pas usuel en 1830 – son ami Liszt ne développera ses poèmes symphoniques que vingt ans plus tard. On dirait ici le synopsis d’un opéra… mais sans les voix ! Loin des mythes antiques qui inspiraient encore Gluck, le sujet de la Symphonie fantastique est contemporain, et même carrément autobiographique.
« Songe d’une Nuit de Sabbat », le Final de la Symphonie Fantastique (Orchestre Révolutionnaire et romantique, dir. John Eliot Gardiner)
La Symphonie fantastique n’est pas uniquement une œuvre pour orchestre, elle est aussi une vengeance personnelle
Un soir de 1827, Berlioz assiste à une représentation d’Hamlet au Théâtre de l’Odéon. Il tombe immédiatement amoureux d’Harriet Smithson, l’actrice qui joue le rôle d’Ophélie. Il n’est pas le seul en lice pour conquérir le cœur de la belle qui compte parmi ses admirateurs Victor Hugo, Alfred de Musset, Eugène Delacroix et bien d’autres. Mais peu lui importe. Il apprend l’anglais et la demande en mariage sans même l’avoir rencontrée. Evidemment il essuie un refus. Furieux, il se venge dans la Symphonie fantastique. Car si la femme aimée apparaît dans le 2ème mouvement sous la forme idéalisée d’un thème de flûte, cette mélodie revient dans le Final complètement distordue. La rythmique burlesque et le timbre volontairement criard de la petite clarinette la transforment alors en un personnage grotesque.
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En grand maître de l’orchestration, Berlioz explore les timbres
La Symphonie fantastique fait preuve d’un sens du contraste digne d’une œuvre théâtrale. L’orchestration crée les changements de décors. Si la harpe et le rythme de valse des cordes du 2ème mouvement nous plongent dans l’atmosphère d’un bal mondain, les cuivres et les timbales donnent un caractère militaire à la “Marche au supplice” du 4ème mouvement. Mais c’est dans le Final que s’exprime toute l’ingéniosité orchestrale de Berlioz. Des cloches qui semblent sonner la fin du monde précèdent tuba et bassons égrenant dans le grave la mélodie grégorienne du Dies Irae. L’effet est saisissant ! La mélodie est reprise un peu plus vite par les cors et les trombones, puis dans un rythme ricanant par les bois et les violons en pizzicato. On croit entendre les squelettes sortir de leur tombe avec le col legno des cordes. Et quand violons et flûtes s’unissent pour des guirlandes rapides et virevoltantes, on sent les sorcières tournoyer sur leur balai au-dessus de nos têtes. On comprend que le public ait été conquis lors de la création !
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Depuis sa création en 1830, le succès de la Symphonie fantastique de n’est jamais démenti
La Symphonie fantastique a surpris le public en 1830. Dans l’assistance, un musicien est vivement impressionné : Franz Liszt. Rencontré la veille, il deviendra un ami et un fervent défenseur. Quant à Harriet Smithson, elle se laissera toucher par l’amour de Berlioz lors d’un concert en 1832 où sont joués la Symphonie fantastique et le monodrame Lélio qui lui fait suite, les deux œuvres constituant “L’Episode de la vie d’un artiste” conçu par Berlioz. Leur mariage est célébré en octobre 1833. Berlioz retravaillera certains passages de sa symphonie après sa création, notamment le 3ème mouvement. Sous cette forme remaniée, la Symphonie fantastique remporte toujours aujourd’hui l’adhésion du public à chacune de ses exécutions en concert.
Sixtine de Gournay