S’il est un seul opéra qu’il faut avoir vu et écouté, il s’agit très certainement de Don Giovanni, pour la richesse fabuleuse de la musique de Mozart et pour le livret de Da Ponte. Dans une fuite en avant que seule la mort arrêtera, Don Giovanni passe en permanence de la tragédie à la comédie.
C’est à Prague, loin de Vienne, qu’est née l’idée de Don Giovanni
Sans le fabuleux succès des Noces de Figaro à l’Opéra de Prague en décembre 1786, Don Giovanni n’aurait peut-être jamais vu le jour. Le triomphe a été pour Mozart d’autant plus réconfortant que quelques mois plus tôt, le 1er mai, l’ouvrage avait reçu un accueil mitigé à sa création à Vienne. Et lorsque Mozart arrive à Prague en janvier 1787, il est reçu comme un héros et prend la pleine mesure de la popularité des Noces. « Ici on ne parle que de Figaro, on ne joue, on ne chante, on ne siffle que Figaro », racontera-t-il plus tard. Cet engouement convainc le directeur de l’Opéra de Prague de commander à Mozart et à son librettiste Lorenzo Da Ponte un nouvel ouvrage. Le choix se porte sur le personnage de Don Juan, car au même moment à Venise, un opéra bâti sur le mythe du séducteur, connaît un beau succès. Il s’agit d’une œuvre en un acte d’un compositeur italien dont le nom n’est pas passé à la postérité, Giuseppe Gazzaniga. Le titre de l’ouvrage est Don Giovanni Tenorio ossia il Covitato di pietra, composé sur un livret de Giovanni Bertati. C’est également un « dramma giocoso » (drame joyeux), comme le sera l’opéra de Mozart. Da Ponte est convaincu qu’il tient avec ce livret la base d’un succès à venir, et qu’avec Mozart ils vont pouvoir réitérer le triomphe des Noces de Figaro.
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Les sources d’inspirations de Mozart et de Da Ponte sont multiples
Comme il l’a fait avec la pièce de Beaumarchais, Da Ponte va très largement s’inspirer de Bertati. Il va enrichir l’histoire en donnant aux personnages la profondeur qui leur faisait défaut. Si cet opéra est la principale source d’inspiration de Da Ponte et de Mozart, elle n’est pas la seule. Les deux hommes connaissent aussi la comédie de Carlo Goldoni Don Giovanno Tenorio, o sia Il Dissoluto créé en 1736. Mozart utilisera d’ailleurs lui aussi le terme « dissoluto » dans le titre de son opéra. Ils ont très certainement aussi en mémoire le ballet de Gluck, Don Juan ou le Festin de pierre de 1761. Et bien sûr, ils connaissent le Don Juan de Molière écrit en 1665, lui même lointain héritier de la pièce du moine espagnol Tirso de Molina, El Burlador de Sevilla y convidado de piedra, écrite vers 1620 et qui marque l’acte de naissance du mythe de Don Juan.
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« L’air du catalogue », celui « du champagne » et le duo « Là ci darem la mano » ont immortalisé Don Giovanni
C’est tout cet héritage que Mozart et Da Ponte vont faire fructifier, et sublimer dans cet opéra où alterne la tragédie et la comédie. Don Giovanni est créé le 29 octobre 1787 au Théâtre national de Prague, sous le titre Il dissoluto punito ossia il Don Giovanni. Et le succès est une nouvelle fois au rendez-vous. Il s’en est toutefois fallu de peu que le public praguois ne soit privé de l’ouverture. Il se raconte que la veille, Mozart passait la soirée avec des amis. L’ambiance était joyeuse, quand vers minuit l’un des convives aurait rappelé Mozart à ses obligations en lui disant « C’est demain la première de Don Giovanni, et tu n’as même pas écrit l’ouverture ! ». Mozart se serait alors mis au travail, et en 3 heures l’ouvrage aurait été totalement terminé. Même si elle a été composée dans l’urgence, cette ouverture est un coup de génie. Mozart reproduit le thème de la scène du banquet au cours de laquelle apparaît la statue du Commandeur, et annonce ainsi la mort de Don Giovanni. De même, elle caractérise le héros, dont la seule motivation est la recherche du plaisir. D’autre part, trois grands moment ont fait, à travers les siècles, le succès de l’opéra. Tout d’abord « l’air du catalogue » (« Madamina, il catalogo è questo ») que chante Leporello devant Elvire, et qui énumère les maîtresses de Don Giovanni, concrétisant cette soif perpétuelle et presque pathologique de la conquête. Puis le court « air du champagne » (« Fin ch’han dal vino »), dans lequel Don Giovanni dirige les préparatifs de la fête, et demande expressément à Leporello d’attirer des jeunes filles afin d’ajouter une dizaine de noms à sa liste ! Et enfin le délicieux duo avec Zerline (« Là ci darem la mano »), l’une des plus belles pages de l’ouvrage, où Zerline d’abord hésitante accepte de suivre Don Giovanni.
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La musique de Don Giovanni est une succession de trésors
Au delà de ces trois moments les plus connus, Don Giovanni regorge de chefs d’oeuvre. À commencer très certainement par l’air d’Elvire à l’acte II « Mi tradi », précédé d’un récitatif d’une très grande profondeur « In quali eccessi ». Elvire, même trahie et abandonnée, aime encore celui qui fût son mari. Cet air n’existait pas à la création à Prague, Mozart l’a écrit spécialement pour la reprise viennoise le 7 mai 1788, à la demande de la soprano Caterina Cavalieri. Celle-ci, quelques années auparavant, avait créé le rôle de Constanze dans L’Enlèvement au sérail, et voulait que sa voix soit mise en valeur. Les deux airs d’Anna sont également de grands moments lyriques. « Or sai chi l’onore» dans lequel Anna fait jurer à son fiancé Don Ottavio qu’il la vengera de la mort de son père le commandeur et de l’affront qu’elle vient de subir. Puis « Non mi dir » dans lequel elle reproche à Ottavio de ne songer qu’au mariage, alors qu’elle même est encore en deuil. L’aria « Dalla sua pace » que chante Ottavio, est d’une beauté parfaite, tout comme son second air « Il mio tesoro intanto ». Tout comme le « Mi tradi » d’Elvire, « Dalla sua pace » a lui aussi été écrit pour la création viennoise, car le ténor ne voulait pas chanter le « Il mio tesoro intante » de la partition originale.
Air d’Elvire « Mi tradi quell’alma ingrata » (Kiri Te kanawa, Metropolitan Opera, dir. James Levine)
Dans cette énumération, il ne faut pas oublier la sérénade « Deh, vieni alla finestra » que chante Don Giovanni, accompagné d’une mandoline, pour séduire la camériste d’Elvire. Don Giovanni, ce sont aussi des ensembles, le fameux trio des masques par exemple, le septuor final de l’acte I, annonciateur de la mort de Don Giovanni, ainsi que le sextuor de l’acte II, quand chacun comprend que Don Giovanni et Leporello ont échangé leur rôle. Le trépas du séducteur est par ailleurs un moment particulièrement poignant, dont Mozart a accentué l’effet grâce aux trombones. Une fois Don Giovanni englouti dans la terre, l’opéra s’achève par un épilogue léger où chacun tire la morale de l’histoire. Œuvre de feu et de sensualité, Don Giovanni est assurément l’opéra qu’il faut avoir vu, mais aussi revu car la partition recèle des trésors à chaque fois redécouverts.
Jean-Michel Dhuez