Coppélia de Léo Delibes, un ballet sur l’illusion des apparences

L’habit ne fait pas le moine. Ainsi pourrait-on résumer le ballet Coppélia, sur une musique de Léo Delibes. Mais ce conte sur la naïveté met aussi en jeu la vision de la femme. Si bien que, comme tous les grands classiques, Coppélia a donné lieu à plusieurs réinterprétations par différents chorégraphes : Balanchine (1974), Roland Petit (1875), Maguy Marin (1993), ou encore Charles Jude (1999). Concentrons-nous ici sur la version originale de Saint-Léon (1870) et celle, plus récente, de Patrice Bart (1996). Tous deux proposent une réflexion sur les apparences trompeuses, mais avec une vision différente du personnage féminin. La musique, elle, reste la même. Delibes sait à merveille créer des atmosphères, et s’inspire du folklore slave pour mieux transporter le spectateur.

 

Coppélia, dans la version originale de Saint-Léon : la femme idéalisée pour sa beauté

En 1870, Coppélia est donnée pour la première fois à l’Opéra de Paris dans la salle Le Pelletier (le Palais Garnier ne sera inauguré que 5 ans plus tard). La chorégraphie est signée Arthur Saint-Léon et la musique Léo Delibes. Comme souvent au XIXème, Saint-Léon s’est adjoint les services d’un écrivain pour le livret : Charles Nuitter. Celui-ci s’est inspiré d’un conte d’ETA Hoffmann publié en 1816, L’homme de sable. Dans le ballet, le vieux Coppelius a fabriqué, parmi d’autres automates, une poupée mécanique prénommée Coppélia. Le jeune Franz, qui l’a toujours aperçu de loin « lisant » à la fenêtre, est tombé fou amoureux d’elle au point d’en délaissé sa fiancée Swanilda. Coppelius abuse de la crédulité du jeune homme : il lui fait boire un somnifère en lui promettant la main de sa fille, alors que son plan véritable est de transférer son âme à la poupée lorsqu’il sera endormi. Heureusement Swanilda s’introduit dans la maison, berne le vieux Coppelius en prétendant être sa poupée devenue vivante, avant de révéler à Franz enfin réveillé son erreur. Tout est bien qui finit bien, et le jeune homme en est quitte pour s’être ridiculisé. Nuitter et Saint-Léon insiste sur le conte et sa morale, tout en opposant deux visions de la femme : celle inaccessible parce qu’idéalisée uniquement pour sa beauté, et la femme réelle, espiègle et dégourdie, qui mène le jeu. Le rideau derrière lequel est cachée Coppélia symbolise la frontière entre réalité et illusion.

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Swanilda selon Patrice Bart : le passage de la petite fille à la femme

En 1996, Brigitte Lefèvre, alors directrice de la danse à l’Opéra de Paris, décide de monter une nouvelle version de Coppélia. Elle se tourne vers Patrice Bart, ancien danseur de la compagnie et maître de ballet depuis 1990. Celui-ci confie le rôle du vieux mécanicien machiavélique au domestique Spalanzani, un personnage d’Hoffmann que Nuitter avait supprimé. Coppelius, loin du vieux barbon initial, est maintenant un homme séduisant qui courtise Swanilda car elle lui rappelle son amour perdu. La jalousie change de camp : ici ce sont deux hommes qui se disputent l’intérêt d’une seule femme. Car Franz a quitté son rôle de benêt pour devenir un jeune homme sensé et surtout nettement plus viril. C’est lui qui sauve sa fiancée et non l’inverse. Saint-Léon et Nuitter avaient conçu une comédie assez simple où la femme, maligne, se joue des hommes et tire les ficelles. Bart conserve la fraîcheur juvénile de Swanilda, mais y ajoute l’éveil de la sensualité. La jeune fille est attirée par Coppelius, plus âgé et plus expérimenté que son fiancé. Elle accepte son invitation chez lui, sans se douter de ses réelles intentions. Au fantastique (Coppelius veut transférer son âme à la poupée représentant son amour idéalisé), Bart mêle le désir sexuel finement suggéré : Swanilda joue avec le feu, et manque s’y brûler. Le personnage gagne en complexité, et ouvre un plus grand potentiel d’expression à l’interprète.

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La danse mêle pantomime et virtuosité, et ancre chacune des versions dans son époque

La chorégraphie se met aux services de ces deux visions de la femme. Bart présente une Swanilda adolescente, qui tantôt déambule insouciante avec ses amies, tantôt expérimente la fascination tentatrice d’un désir qu’elle ne fait encore que pressentir. La pantomime, dans la tradition du ballet d’action, rend à merveille le côté chipie de la bande de jeunes filles. Notons que Bart laisse beaucoup plus de latitude aux danseuses que les traditionnels mouvements utilisés par Saint-Léon, hyper codifiés mais restreins (serment deux doigts en l’air, allusion au mariage en désignant l’annulaire gauche, « je t’aime » la main sur le cœur, etc.). Les élans du désir sont en revanche traduits par la danse. Les variations solistes servent la parade amoureuse, et les pas de deux sont propices au rapprochement. A noter le très beau pas de deux final, où Swanilda et Franz accèdent à une dimension amoureuse qu’il n’avaient pas encore jusque-là, comme si l’aventure risquée de Swanilda lui avait servie d’initiation symbolique.

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L’importance du soliste masculin reste sans doute la différence la plus marquée entre les deux chorégraphies. Chez Saint-Léon, Franz n’a qu’une variation soliste. Toute la virtuosité et la mise en valeur qui en résulte, est attribuée à la ballerine, comme c’est souvent le cas dans le ballet romantique. Bart, lui, exploite la rivalité entre Coppelius et Franz pour confier des variations techniques aux danseurs.

La construction du ballet diffère également, et témoigne de l’évolution des priorités d’un siècle à l’autre. La version de Patrice Bart est construite en deux actes. Elle s’achève sur les retrouvailles des amoureux, tandis que la maison de Coppelius s’évanouit en fumée comme un cauchemar. L’histoire, condensée, gagne en efficacité dramatique. Chez Saint-Léon, en revanche, un troisième acte était prétexte à l’enchaînement de numéros variés, purement décoratifs mais virtuoses, comme il était coutume de le faire dans la deuxième moitié du XIXème siècle. Cette tradition nous est parvenue par l’école russe. Ainsi Sergueï Vikharev a-t-il remonté pour le Bolshoï en 2009 une version de Coppélia en trois actes, basée sur l’adaptation qu’avait faite Marius Petipa en 1894 (il avait succédé à Saint-Léon comme maître de ballet à Saint-Pétersbourg). Cette version est très différente de la tentative de reconstruction de la chorégraphie originale de Saint-Léon par Pierre Lacotte pour l’Opéra de Paris en 1973, qui supprime le dernier acte et inscrit l’œuvre dans un esprit de comédie-ballet plus proche de La Fille mal gardée que du ballet romantique virtuose.

 

La musique de ballet, un « genre inférieur » ? Pas chez Delibes !

Saint-Léon aimait les danses de caractère, dans lesquels il excellait. Il leur fait la part belle dans Coppélia, en privilégiant le folklore d’Europe de l’Est. Il envoie même au compositeur des mélodies populaires slaves collectées lors de ses voyages entre Saint-Pétersbourg et Paris. On ne s’étonnera donc pas de trouver dans la partition, aux côtés des valses si appréciées du ballet classique, des mazurkas et même une csárdás. Il semble d’ailleurs que ce soit la première fois qu’une csárdás ait été employée dans un ballet.

Mazurka de l’Acte I (Ballet du Bolshoï 2011)

 

Coppélia n’est pas le premier ballet de Delibes. Cet ancien élève d’Adolphe Adam (le compositeur de Giselle) au Conservatoire de Paris, s’est déjà vu confié en 1866 la composition de La Source. Il est alors chef de chant à l’Opéra de Paris et connaît la maison. Une musique de ballet doit bien-sûr soutenir les pas des danseurs. Mais Delibes s’arrange pour créer en même temps une atmosphère propre à transporter le spectateur. Mélodie enjôleuse (Valse de Swanilda), instrumentation (piccolo, triangle et cordes pour évoquer les automates), danses intégrées à l’action (boléro et gigue écossaise dans la maison de Coppelius), contrastes de rythmes et de textures orchestrales… Le compositeur choisit à bon escient chaque ingrédient musical pour créer une partition efficace, et qui peut même s’écouter seule sous forme de suite orchestrale. Une leçon dont se souviendra Tchaïkovsky, qui professera toujours une grande admiration pour les ballets de Delibes. En 1876, le compositeur de Lakmé écrira un troisième et dernier ballet : Sylvia.

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Par-delà la virtuosité des danseurs(es) et l’efficacité musicale de Delibes, Coppélia met en scène une question : peut-on se fier aux apparences ? Les versions de Saint-Léon et de Bart opposent la naïveté d’un personnage à la méfiance instinctive d’un autre, plus lucide. Si le ballet a toujours autant de succès aujourd’hui, c’est que nous avons en nous-mêmes un peu des deux protagonistes.

 

Sixtine de Gournay

 

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