Un seul opéra, et pourtant trois versions. De la création à Vienne en 1762, sous le titre Orfeo ed Euridice, suivie de la version parisienne de 1777 d’Orphée et Eurydice, jusqu’à la recréation par Berlioz en 1859 d’Orphée, l’ouvrage a connu un parcours hors du commun. Il est le plus populaire de Gluck, et marque le début d’une réforme de l’opéra. Dans sa version, Berlioz assure également la gloire d’une cantatrice hors norme elle aussi, Pauline Viardot.
Orfeo ed Euridice a d’abord été une œuvre de circonstance
Le 5 octobre 1762, Vienne célèbre la fête de l’Empereur François Ier de Habsbourg-Lorraine. Pour l’occasion, le Comte Giacomo Durazzo a commandé à Gluck un opéra. Durazzo, ancien diplomate, est un homme important et influent. Protégé de l’Impératrice Marie-Thérèse, il est le directeur général des spectacles. À ce titre il a fait venir Gluck à la Cour, et a contribué à sa nomination comme compositeur officiel. Il lui a également présenté l’écrivain Ranieri de’ Calzabigi qui sera le librettiste de ce nouvel opéra. Les deux hommes choisissent de mettre en musique le mythe d’Orphée. Ils suivent à la fois le goût du public pour les sujets mythiques, et répondent aux conventions de la musique dramatique de cour qui exigeaient que le sujet traité soit en relation avec la célébration. C’est ainsi qu’Orphée représentera le souverain, célébrant son amour constant pour son épouse Marie-Thérèse. L’Impératrice assiste d’ailleurs à la première d’Orfeo ed Euridice au Burgtheater, en présence d’une importante foule de courtisans. Là encore, pour les besoins de l’évènement, Calzabigi décide de donner une fin heureuse à l’ouvrage. Certes Orphée désobéit en regardant Eurydice qu’il est allé chercher aux Enfers, et la perd une seconde fois. Mais l’Amour, touché par sa plainte “Che faro senza Euridice” redonne vie à l’épouse. Au soir de la première, l’Impératrice est enchantée par cet opéra, à tel point qu’elle assistera aux treize représentations qui suivront !
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C’est Marie-Antoinette qui sera à l’origine de la version parisienne, Orphée et Eurydice
Après ce succès viennois, l’œuvre est jouée dans plusieurs villes européennes en Italie, en Angleterre, en Allemagne et en Suède. Puis en 1774 une autre souveraine, ancienne élève de Gluck, va donner une nouvelle vie à Orfeo ed Euridice. Il s’agit de Marie-Antoinette, princesse autrichienne et future reine de France. Elle demande à Gluck de remanier l’ouvrage pour une création à l’Académie Royale de Musique. Le remaniement sera profond et radical, donnant lieu à une seconde version. Tout d’abord l’ouvrage doit être chanté en français. Le titre devient Orphée et Eurydice. Un nouveau livret est rédigé par un jeune dramaturge, Pierre-Louis Moline, d’après le texte italien de Calzabigi. De son côté, Gluck enrichit la version française en ajoutant des airs et des parties instrumentales, afin de se conformer aux règles qui régissent alors l’opéra français. C’est ainsi qu’il ajoute le Ballet des Ombres heureuses dans la partie centrale de l’Acte II. Il modifie également l’orchestration en fonction des instruments de l’époque. Les cornets, chalumeaux et cors anglais prévus dans la partition viennoise, étaient hérités de la période baroque. En 1774, ils n’avaient plus cours, et il a fallu les remplacer par des trombones, des hautbois et des clarinettes. Gluck doit aussi transposer le rôle d’Orphée, qu’il avait écrit pour un castrat contralto, Gaetano Guadagni. Or la France n’aime pas les castrats, qui d’ailleurs n’y ont jamais fait carrière. C’est un haute-contre, Joseph Legros, qui chantera Orphée. Pour lui, Gluck ajoute un air à la fin de l’Acte I “ L’Amour renaît dans mon âme. “La création de cette version française, dédiée à Marie-Antoinette, le 2 août 1774 au Théâtre du Palais Royal, remporte un grand succès. Voltaire écrivit peu après : “Il me paraît que vous autres parisiens vous allez voir une grande et paisible révolution dans votre gouvernement et dans votre musique : Louis XVI et Gluck vont faire de nouveaux français.” Rousseau ne tarissait pas d’éloges non plus : “ Puisqu’on peut avoir un si grand plaisir pendant deux heures, je conçois que la vie peut être bonne à quelque chose.”
Berlioz, grand admirateur de Gluck, donne vie à Orphée et créé une troisième version
Les années passent, le monde change de siècle, et Gluck sombre presque totalement dans l’oubli. A part quelques extraits de ses opéras à l’occasion de concerts, il n’est plus joué. Un homme toutefois ne l’a pas oublié, et lui voue même une immense admiration, le considérant comme son père spirituel : Hector Berlioz. A la fin des années 1850, ce dernier est sollicité par Leon Carvalho, le directeur, toujours très avisé du Théâtre Lyrique. Il veut donner un rôle taillé sur mesure à une cantatrice alors au sommet de sa gloire : Pauline Viardot. Pour cela il a l’idée de recréer l’Orphée de Gluck. Et quel homme serait le mieux à même d’effectuer ce travail, si ce n’est Berlioz ? Le compositeur accepte aussitôt. Par amour pour Gluck bien sûr, mais aussi le venger de la parodie Orphée aux Enfers d’Offenbach. Berlioz accepte également pour Pauline Viardot, d’autant que l’amitié qu’il éprouve depuis plusieurs années pour la cantatrice, se mue progressivement en un sentiment amoureux qu’il tient pour l’heure secret. Berlioz fusionne les versions de Vienne et de Paris, tout en privilégiant la version parisienne. Sur la forme, il procède à un nouveau découpage de l’ouvrage en quatre actes. Il remplace certains instruments, et enrichi l’orchestre de deux clarinettes. Le titre original est remplacé par celui d’Orphée, afin de centrer l’ouvrage sur le personnage principal qui adapter au mezzo-soprano de Pauline Viardot.
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Un jeune assistant, nommé Saint-Saëns, travaille sur la recréation d’Orphée
Pour l’assister dans ce travail Berlioz fait appel à un compositeur qui n’a pas encore trente ans, Camille Saint-Saëns. Ils partagent la même passion pour la résurrection des œuvres du XVIIIe siècle. Le trio se met au travail à la fin de l’été 1859. Pauline Viardot demande à Saint-Saëns de réviser l’air d’Orphée à la fin de l’Acte I. Les paroles sont en partie changées et deviennent “Je vais braver le trépas. ” Saint-Saëns ajoute une cadence écrite avec le concours de Berlioz et de la cantatrice. Plus tard il racontera ce travail : ”Madame Viardot qui était bien aise, elle aussi, de chanter un grand air, mais dont le goût était plus délicat que celui du ténor Legros, entreprit de faire quelque chose avec ce morceau démodé. Elle me pria de l’aider dans cette tâche. Elle modifia les traits, substitua aux vermicelles rococo des arabesques de haut style. De mon côté, j’écrivis un autre accompagnement, se rapprochant de la manière de Mozart. Berlioz eu l’idée de rappeler dans la cadence le motif : “Objet de mon amour”, et Mme Viardot ayant jeté sur le tout le manteau brodé de pierreries de son éblouissante exécution, il s’ensuivit que l’air eut un succès énorme.”
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Le triomphe d’Orphée est aussi celui de Pauline Viardot
De fait la première d’Orphée, version Berlioz, le 18 novembre 1859 est un triomphe. C’est la redécouverte d’un compositeur, et c’est surtout le succès personnel de Pauline Viardot. Trois jours plus tard elle écrit à un ami : Orphée est sorti victorieux, triomphant du profond oubli où il était plongé. C’est vraiment un succès énorme. Votre amie a été fêtée, rappelée avec frénésie. On s’embrassait dans les couloirs ; dans les entractes on pleurait ; on riait de bonheur ; on trépignait, enfin c’était un vacarme, une fête comme je n’en ai jamais vue. Ce rôle d’Orphée me va comme s’il avait été écrit pour moi. Ce qui a été le point culminant, c’est l’air “J’ai perdu mon Eurydice.” Pauline Viardot triomphe également dans le fameux air de bravoure, avec la cadence ajoutée. “La salle bouillonnait, et c’est à grand-peine que les cris et les applaudissements ont pu être contenus jusqu’à la fin.” raconte Berlioz. Le triomphe de cette troisième version est tel qu’Orphée a donné lieu à près de 150 représentations jusqu’en 1963.
Air d’Orphée « J’ai perdu mon Eurydice » (Juan-Diego Florez)
Orphée et Eurydice marque aussi le début d’une réforme de l’opéra
À l’origine œuvre de circonstance, Orfeo ed Euridice est devenue une étape importante dans l’histoire de l’opéra. Il marque ce qui sera appelée par la suite la réforme de Gluck. Même s’il s’agit de son trentième ouvrage, Gluck et son librettiste Galzabigi imposent de nouvelles conventions, à l’opposé de celles de l’opera seria qui étaient alors encore en vigueur. C’est une œuvre courte, au livet simplifié, rassemblant seulement trois personnages et un chœur. Gluck abandonne les arias da capo, qui comprenaient une reprise de la mélodie initiale, ainsi que les récitatifs secco, qui étaient accompagnés d’un simple continuo, au profit de récitatifs accompagnés par l’orchestre. Il utilise psychologiquement la musique, et met tous les acteurs au service du drame. Chaque partie musicale, récitatifs, airs, chœurs, ballets, interludes orchestraux, participe à la progression de l’intrigue et créent une continuité dramatique de l’œuvre. Orfeo ed Euridice amorce donc cette réforme que Gluck poursuivra en 1767 avec Alceste.
Jean-Michel Dhuez