Les Tableaux d’une exposition de Moussorgsky, ou quand la musique rend hommage à la peinture

« Kitèje transformée » d’Ivan Bilibine

Avec les Tableaux d’une exposition, Moussorgsky livre l’une des créations les plus originales jamais conçues pour le clavier. Les 10 pièces de cette suite frappent surtout par leur liberté rythmique et un traitement quasi orchestral du piano.

Moussorgsky manifesta un tel engouement pour les peintures de Hartmann qu’il termina son œuvre en deux mois

Alcoolique dès 25 ans et peu discipliné dans son travail, Modeste Moussorgsky a néanmoins laissé, après sa mort prématurée, un héritage musical dont l’imagination puissante n’a d’égale que la profonde originalité. Son catalogue comporte une vingtaine de pièces pour le piano, mais seuls les Tableaux d’une exposition méritent réellement la qualification de chef-d’œuvre. Moussorgsky les compléta en 1874, à l’issue de la rétrospective qui fut organisée autour de l’œuvre de son ami Victor Hartmann, mort l’année précédente. L’univers artistique de ce peintre, également architecte, reflète les traditions populaires russes, manifestant ainsi les mêmes préoccupations que Moussorgsky et ses amis du « Groupe des Cinq » (Rimsky-Korsakov, Balakirev, Borodine, Cui et Moussorgsky) à l’égard de la musique folklorique dont ils se voulaient les exégètes. La partition est d’ailleurs dédiée à Vladimir Stassov, critique musical et figure tutélaire du Groupe, mais aussi l’organisateur de cette exposition de quelque 400 aquarelles, maquettes de théâtre et dessins architecturaux de Hartmann. Moussorgsky éprouva un tel enthousiasme que, à rebours de ses habitudes de travail plutôt chaotiques, il termina son œuvre deux mois seulement après sa conception.

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La partition présente une succession de tableaux qui offrent une grande diversité de suggestions très expressives

Prenant comme fil conducteur un thème bref et caractéristique – la « promenade » d’une toile à l’autre -, la partition présente une succession de tableaux qui offrent une grande diversité de suggestions, toutes plus expressives les unes que les autres. La conception d’ensemble, très homogène, relève prima facie de ce qu’on appelle la « musique à programme », mais ce terme ne doit pas être tenu pour trop réaliste . En fait, l’intérêt de ces 10 pièces – de Gnomus à la Grande porte de Kiev – provient d’une ambition pianistique si visionnaire qu’elle fait presque oublier l’instrument, poussé dans ses ultimes retranchements, au profit d’un orchestre virtuel (ce dont Ravel se souviendra). D’autant qu’un dépouillement parallèle de l’écriture n’en fait que mieux « ressortir la saveur âpre de certains agrégats », selon le pianiste Claude Helffer.

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L’œuvre manifeste une conception musicale homogène et un singulier pouvoir d’évocation

Sont croquées quelques pittoresques saynètes : la description du gnome grotesque (Gnomus), la lourde charrette laborieusement tirée par des bœufs (Bydlo), le piaillement des poussins (Ballet des poussins dans leurs coques), les ragots des femmes faisant leurs emplettes (Le marché de Limoges). D’autres numéros investissent les sphères de l’évocation : une scène médiévale de troubadours (Il vecchio castello), le monde des jeux enfantins (Aux tuileries), l’imaginaire fantasque de la sorcière Baba Yaga (La cabane sur des pattes de poule), la pénétration psychologique de personnages très typés (Samuel Goldenberg et Schmuyle), l’inquiétante description du monde des catacombes (Sepulchrum romanum) et l’architecture monumentale (La grande porte de Kiev). Certains musicologues ont fait observer l’agencement symétrique qui préside à la répartition des sujets : aux extrémités, se trouvent les thèmes principaux (la promenade et la porte de Kiev) ; plus au centre, les figures du rêve (le gnome et Baba Yaga) ; puis les peintures sociales (Vecchio Castello, Tuileries, l’attelage et les deux Juifs) ; et, tout à fait au centre, la plaisanterie que constitue le ballet des poussins.


« Baba-Yaga » et « La Grande porte de Kiev », les deux derniers Tableaux d’une exposition orchestrés par Ravel (Simon Bolivar Symphony, dir. Gustavo Dudamel)

 

En réponse à la commande de Serge Koussevitzky, Maurice Ravel réalisa une magistrale orchestration des Tableaux

La magistrale orchestration des Tableaux par Maurice Ravel résulte d’une commande du chef Serge Koussevitzky pour son Orchestre symphonique de Boston. La première audition eut lieu à Paris en 1923. L’arrangement demeura la propriété exclusive de Koussevitzky jusqu’à sa publication en 1929. Cette version a remporté un succès mérité dans le monde entier tant le génie à la fois intuitif et visionnaire du compositeur de Daphnis et Chloé conjugue l’exceptionnelle richesse créative de Moussorgsky et la plus admirable perfection instrumentale qu’on connaisse, même si le premier à avoir arrangé (en partie seulement : 7 des 10 tableaux) l’œuvre pour l’orchestre fut le compositeur et chef russe Mikhail Touchmalov, en 1886. Depuis, s’y sont essayés – avec plus ou moins de bonheur mais jamais avec le même rayonnement – Leo Funtek, Henry Wood, Leonidas Leonardi, Lucien Cailliet, Leopold Stokowsky, Walter Goehr, Emile Naoumoff ou Vladimir Ashkenazy (pour ne citer qu’eux). Comme si cela ne suffisait pas, de multiples arrangements non orchestraux des Tableaux ont vu le jour (épinglons la géniale transcription pour orgue de Jean Guillou), sans parler de l’écho non négligeable rencontré par certains thèmes et rythmes au sein des musiques actuelles… Rares sont les œuvres pianistiques à connaître une telle vie posthume !

 

Jérémie Bigorie

 

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