Avec La Belle Hélène, Jacques Offenbach donne la pleine mesure de son talent. Il compose une musique allante, pleine d’esprit et de sensualité. Tout en raillant la mythologie grecque et le Second Empire, il parodie Rossini et Meyerbeer. Le succès est au rendez-vous dès le soir de la première, le 17 décembre 1864. Il est aussi celui d’une interprète hors norme, Hortense Schneider.
Napoléon III va permettre à La Belle Hélène de voir le jour
L’année 1864 s’ouvre sous d’excellents auspices pour Jacques Offenbach. A peine terminées les festivités du Nouvel An, un décret signé le 6 janvier par Napoléon III va bouleverser la vie théâtrale parisienne figée dans les carcans d’un texte de 1807, rédigé par Napoléon Ier, limitant le nombre de théâtres et encadrant strictement le genre de chaque salle. Le nouveau décret abolit ce système de privilèges et offre une nouvelle liberté aux directeurs de théâtres, qui désormais pourront élargir leur répertoire. Il met fin aussi à la limitation du nombre de chanteurs et d’instrumentistes, ce qui va permettre à Offenbach de frapper un grand coup. Certes, depuis 1807 de nouveaux théâtres ont pu voir le jour. Offenbach d’ailleurs a pu créer sa propre salle en 1855, les Bouffes-Parisiens, où il a connu son premier grand succès avec Orphée aux Enfers en 1858. Mais depuis, Offenbach a dû quitter la direction de son théâtre, à moitié ruiné par des frais de mises en scène mal maîtrisés. Il en reste toutefois le compositeur attitré, mais les rapports sont compliqués avec son successeur, le chef d’orchestre Alphonse Varney. En ce début d’année 1864, Offenbach est dont à la recherche d’une salle qui accueillerait le nouvel opéra-bouffe auquel il pense depuis quelques temps. Or il existe à Paris un établissement jusqu’à présent dévolu au vaudeville et qui ne demande qu’à s’ouvrir au lyrique. Il s’agit du Théâtre des Variétés, qui accueille avec joie le projet du compositeur.
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Pour la seconde fois Offenbach décide de parodier la mythologie grecque
Offenbach a bien l’intention de renouveler le succès d’Orphée aux Enfers en 1858, en proposant une nouvelle parodie de l’Antiquité. Après avoir revisité le mythe du fils du roi de Thrace, il va cette fois jeter son dévolu et son humour dévastateur sur l’épisode de l’enlèvement d’Hélène par le prince troyen Pâris, qui a conduit à la Guerre de Troie. Pour mettre toutes les chances de son côté, Offenbach décide de faire appel aux librettistes Henri Meilhac et Ludovic Halévy. Ce dernier avait été de l’aventure d’Orphée avec Hector Crémieux. Mais le temps a passé et le duo ne fonctionnant plus comme avant, Crémieux est donc remplacé. Meilhac et Halévy ont déjà signé plusieurs comédies, aux Variétés justement. Ils ont aussi déjà collaboré à deux reprises avec Offenbach. Tout d’abord en 1862 autour d’un opéra-comique La Baguette qui est resté inachevé, puis l’année suivante Offenbach avait composé un numéro pour leur comédie Le Brésilien. Avec La Belle Hélène ces deux essais vont se transformer au-delà de toute espérance, ouvrant la voie à d’autres succès, ceux de La Vie Parisienne, de La Grande Duchesse de Gerolstein et de La Périchole, sans compter celui de Carmen de Bizet en 1875.
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La censure ne voulait pas du rôle de Calchas, considéré comme une offense au clergé
Lorsque Meilhac et Halévy se mettent au travail, le titre du nouvel opéra-bouffe est La Prise de Troie. Comme toujours, Offenbach presse ses librettistes d’aller plus vite. Il intervient aussi dans la rédaction même du livret. Au fil de l’écriture, l’ouvrage va changer de titre une première fois pour s’appeler L’Enlèvement d’Hélène. En juillet 1864 l’Acte I est terminé. Les deux autres le seront progressivement jusqu’au mois d’octobre, période à laquelle est donné le titre définitif : La Belle Hélène. Cette période est aussi celle où l’ouvrage va être soumis à la censure, que le décret du 6 janvier n’a pas abolie. Ce sera le 18 octobre. Le verdict tombe rapidement, Offenbach doit revoir sa copie s’il veut que La Belle Hélène voie le jour. Le principal point d’achoppement concerne le personnage de Calchas, le grand prêtre de Jupiter. Il n’échappe pas à la censure qu’Offenbach et ses librettistes se moquent du clergé et de quelques imminents ecclésiastiques. Pour empêcher que Calchas ne soit purement et simplement supprimé, Offenbach doit faire intervenir un ami, le duc de Morny, qui avait été en 1861 le librettiste de l’opérette bouffe Monsieur Choufleuri. Il faut aussi retoucher sensiblement les deux premiers actes. Les détails sont parfois truculents. Ainsi la censure refuse que Vénus ait promis à Pâris « La plus belle femme du monde ». Ce sera, pour être plus prude, la promesse de « L’amour de la plus belle femme du monde”. La différence est subtile, mais Offenbach est prêt à quelques sacrifices.
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La rivalité entre Hortense Schneider et Léa Sully pèse sur l’ambiance des répétitions
Une fois franchie l’étape de la censure, et achevée la réécriture qui a été imposée, les répétitions peuvent commencer. Elles vont bon train, même si l’ambiance n’est pas toujours des plus chaleureuses. Offenbach se montre parfois nerveux. Il rectifie régulièrement les tempi et pratique des coupures. Au sein même de la distribution, les tensions sont exacerbées entre deux chanteuses. Offenbach a réservé le rôle-titre à une cantatrice qui a assuré les beaux jours des Bouffes-Parisiens, et qui a été de l’aventure du Brésilien : Hortense Schneider. Après être passée par le théâtre, elle est revenu à l’opéra. Mais voilà, Offenbach a aussi engagé sa rivale, Léa Sully, pour chantera le rôle travesti d’Oreste, le fils d’Agamemnon. Dire que les deux femmes se détestent est un euphémisme. Léa Sully avait notamment affublé Hortense Schneider d’un surnom faisant allusion à la vie sentimentale qu’on lui prêtait auprès des têtes couronnées : Le Passage des Princes. Il faudra beaucoup de diplomatie de la part d’Offenbach et de ses librettistes pour calmer un peu les relations entre les deux femmes.
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Le succès de La Belle Hélène est immédiat
Au soir de la première, le 17 décembre 1864, le Tout Paris se presse aux Variétés. Offenbach avait su aiguiser la curiosité du public au cours des semaines précédentes en annonçant que les chœurs seraient renforcés et l’orchestre augmenté. Il avait promis que la pièce serait “des plus amusantes” et affirmé qu’il n’avait jamais fait de musique “ plus spirituelle et plus entrainante”. Les promesses sont semble-t-il tenues, et le public fait un triomphe à La Belle Hélène. La musique allante et pleine d’esprit, peut-être l’une des meilleures d’Offenbach, fait l’objet de louanges quasi unanimes. Il est vrai que la partition est le reflet de l’ingéniosité et du talent du compositeur, qui a su s’accorder au comique de situation propre à la comédie de boulevard. L’humour et l’ironie sont constamment présents. Offenbach cible en particulier l’opéra romantique. L’irrésistible Trio Patriotique de l’Acte III « Lorsque la Grèce est un champ de carnage », dans lequel Agamemnon et Calchas demandent à Ménélas de se sacrifier pour que l’ordre revienne dans les ménages, est une savoureuse parodie du trio de Guillaume Tell de Rossini « Quand l’Helvétie est un champ de supplices ». De même le Final de l’Acte I évoque de manière irrésistible le grand opéra à la française de Meyerbeer, décédé quelques mois plus tôt.
Air « Dis-moi Vénus » (Régine Crespin, Orchestre de la Suisse romande dirigé par Alain Lombard)
La sensualité de l’ouvrage fait flotter un parfum de scandale qui n’est pas étranger au succès de La Belle Hélène
S’il se moque de ses vénérables confrères, Offenbach n’en est pas moins un compositeur aimant les voix. Il offre ainsi à Hélène – et à Hortense Schneider – des airs d’une grande sensualité, à commencer par celui de l’Acte I « Amours divins, ardentes flammes » où Hélène réclame de l’amour, suivis à l’Acte II de la célèbre Invocation à Vénus “ On me nomme Hélène la blonde”. Offenbach compose par ailleurs l’un de ses plus beaux airs pour ténor « Au mont Ida », que chante Pâris à l’Acte I. Le duo entre Hélène et Pâris « C’est le Ciel qui m’envoie » est d’une intensité et d’une musicalité remarquables. Le succès de La Belle Hélène à sa création est aussi celui d’Hortense Schneider qui tient enfin la consécration tant attendue. Offenbach fera d’ailleurs appel à elle pour les créations des rôle-titre de La Grande Duchesse de Gérolstein, et de La Périchole, et de celui de Boulotte dans Barbe-Bleue. Mais cette sensualité de la musique et du texte fait flotter sur l’ouvrage un parfum de scandale. De même, tout le monde n’accepte pas la satire sociale de l’ouvrage, ni cette raillerie de l’Antiquité à un moment où elle est une grande source d’inspiration artistique. Certains s’offusquent, comme la Princesse Pauline de Metternich, épouse de l’ambassadeur d’Autriche-Hongrie et amie intime de l’Impératrice Eugénie, qui écrira : « Nous avons eu tort d’assister à la première. Il n’est pas agréable pour une femme d’être allée quasi officiellement à une pareille pièce ». Quoiqu’il en soit le public ne boude pas son plaisir et La Belle Hélène est jouée sans interruption jusqu’à la fin du mois de mai 1865, avant d’être reprise en novembre et décembre de cette même année. En cinq ans, jusqu’en octobre 1869, La Belle Hélène totalise 351 représentations entre lesquelles se sont intercalés Barbe Bleue, La Grande Duchesse de Gérolstein, La Périchole et Les Brigands. Depuis, La Belle Hélène n’a quasiment jamais quitté le répertoire et fait partie aujourd’hui des ouvrages d’Offenbach les plus célèbres et les plus joués. Elle a aussi inspiré le chef Auguste Escoffier avec son fameux dessert La Poire Belle-Hélène, contribuant ainsi à immortaliser l’œuvre.
Jean-Michel Dhuez