Eugène Onéguine de Tchaikovski, ou les occasions manquées

"Jeune fille à la robe de soie bleue" de Paul Flandrin

Opéra le plus populaire de Tchaïkovski, Eugène Onéguine est une œuvre intimiste, sans grand effet scénique, ce qui sera reproché à son auteur. Mélodiste et orchestrateur de génie, Tchaïkovski peint la palette des sentiments qui animent les quatre jeunes gens, Onéguine, Tatiana, Lenski et Olga, pris dans les affres des premiers émois amoureux, des doutes, de la nostalgie d’un passé à jamais révolu et des occasions manquées.

C’est une célèbre cantatrice qui a soufflé à Tchaïkovski l’idée d’Eugène Onéguine

Dans une lettre à son frère Modest, datée du 18 juin 1877, Piotr Tchaïkovski raconte la genèse de ce qui deviendra le chef d’œuvre du romantisme russe. Le compositeur raconte qu’il passait l’après-midi chez une cantatrice de renom, la mezzo-soprano Elisabetha Lavroskaya, régulièrement invitée de l’Opéra Impérial de Saint-Pétersbourg. « La conversation porta sur les sujets d’opéras. Son imbécile de mari disait les pires inepties, et proposait les sujets les plus invraisemblables. Lavroskaya ne disait rien, se contentant de sourire avec indulgence. Soudain, elle dit : « Et si vous preniez Eugène Onéguine ? ». L’idée me parut invraisemblable, et je ne répondis rien. ». Le soir même, Tchaïkovski dîne seul dans une auberge, et ce qui, quelques heures plus tôt, était apparu comme une absurde, était maintenant devenu une évidence. « Vers la fin du repas ma décision était prise. Je courus chercher le livre de Pouchkine, rentrais à la maison, le relus avec émerveillement, et passais une nuit sans sommeil, dont le résultat fut un charmant scénario sur le texte de Pouchkine”.

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Avec Eugène Onéguine, Tchaïkovski veut se débarrasser “ des princesses éthiopiennes et des empoisonnements”

Visiblement Tchaïkovski ne veut pas perdre de temps, car dès le lendemain il se rend chez le librettiste Konstantin Stepanovitch Shilovsky pour lui présenter ce scénario, peut-être « charmant », mais surtout extrêmement précis si on en croit la correspondance du compositeur. Shilosvky et Tchaïkovski se mettent au travail, et vont écrire le livret à quatre mains. “Tu auras du mal à croire à quel point je suis enthousiasmé par ce sujet” écrit Piotr à son frère, en détaillant le sens de son travail : « Eugène Onéguine est d’une poésie infinie. Je reste cependant lucide, et je sais qu’il y aura peu d’effets scéniques et d’action dans cet opéra. Mais la poésie de l’ensemble, l’aspect humain et la simplicité du sujet, servis par un texte génial, compensent largement ces défauts ». Au passage, Tchaïkovski décoche une flèche particulièrement acérée à deux ouvrages récents qu’il considère être à l’opposé de sa démarche : “ Je suis tellement heureux de me débarrasser de toutes ces princesses éthiopiennes, de ces pharaons, de ces empoisonnements, de toute cette emphase. Qu’ai-je à faire des tsars, tsarines et révoltes populaires ?”. Allusion à Aïda de Verdi et à un autre moment de la musique russe, Boris Godounov de Moussorgski.

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Le mariage surprise de Tchaïkovski va perturber la composition d’Eugène Onéguine

Les premières semaines d’écriture se déroulent dans des conditions exceptionnellement favorables. Tchaïkovski compose rapidement, profitant de la solitude de la maison de campagne que Shilovsky lui a prêtée. Mais, très vite la machine va s’enrayer, et l’écriture de l’œuvre va s’avérer plus compliquée que prévue. Le 6 juillet, Tchaïkovski se marie en effet avec l’une de ses élèves du Conservatoire de Moscou, Antonina Milioukova. Or, ce qui aurait pu être un événement heureux, va se révéler un désastre. Là aussi tout est allé très vite. En mai, au moment de la genèse d’Eugène Onéguine, Tchaïkovski reçoit plusieurs lettres enflammées de la jeune fille. Ce sont des déclarations d’amour et aussi des demandes en mariage. Et c’est peut-être pour éviter tout mimétisme avec l’attitude d’Eugène Onéguine vis à vis de Tatiana, que Tchaïkovski donne suite aux avances d’Antonina, d’autant qu’il porte une considération très limitée au jeune héros. «Onéguine me paraissait être un freluquet froid et sans cœur, pour lequel je n’éprouvais aucune sympathie. » avait-il un jour expliqué. Au contraire il voit en Tatiana “une âme pleine de beauté féminine et de beauté pure”. Et c’est ainsi qu’il épouse son ancienne élève, deux mois à peine après avoir reçu ses premières lettres. Cette précipitation dans le mariage n’est à l’évidence pas le fruit d’un coup de foudre. Elle s’explique peut-être par la volonté de Tchaïkovski de couper court aux rumeurs qui vont bon train sur son homosexualité.

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Tchaïkovski n’a pas voulu de chanteurs professionnels pour créer Eugène Onéguine, il a fait appel à des élèves du Conservatoire de Moscou

Las ! le mariage va rapidement tourner court. La crise éclate dès le mois de septembre, et le couple se sépare. Tchaïkovski tente alors de se suicider et plonge dans une dépression dont il ne sortira qu’en partant à l’étranger. Tout d’abord à Clarens en Suisse, où il reprend la composition de son opéra, puis en Italie, successivement à Venise, Milan et San Remo. La partition est terminée en février 1878, dans un délai d’autant plus remarquable, que parallèlement Tchaïkovski a terminé la composition, de sa Quatrième Symphonie qui sera créée le 18 février à Moscou. En décembre de cette même année, des extraits d’Eugène Onéguine sont chantés, non par des interprètes professionnels, mais par des élèves du Conservatoire de Moscou. Ce sont ces mêmes élèves, à l’exception du ténor, qui créeront l’œuvre au Théâtre Maly le 29 mars 1879. Cette volonté de ne pas présenter l’œuvre au Bolchoï, et d’avoir recours à des chanteurs non professionnels est celle de Tchaïkovski lui-même, qui semblait redouter l’incompréhension du public. Il s’en était expliqué dans une lettre du 15 décembre 1877, envoyée à l’Inspecteur de la Musique des Théâtres Impériaux. “Voilà ce qu’il me faut pour Onéguine : 1. Des chanteurs de moyenne force, mais bien préparés et sûrs d’eux-mêmes. 2. Des chanteurs qui sachent jouer tout simplement tout en jouant bien”. Quelques jours plus tard, le 28 décembre c’est à sa protectrice, Madame von Meck, qu’il précise ses souhaits, en faisant preuve d‘une certaine ironie : “ Où trouverais-je cette Tatiana que Pouchkine avait imaginée, et que j’ai essayé d’illustrer musicalement ? Où prendrais-je l’artiste qui se rapprochera un tant soit peu de l’Onéguine idéal, de ce froid dandy imprégné jusqu’à la moelle des os des bonnes manières mondaines ? Où prendra-t-on Lenski, ce jeune homme de dix-huit ans à l’abondante chevelure et aux réactions impulsives et originales d’un jeune poète à la Schiller ? Le ravissant tableau de Pouchkine sera terriblement avili lorsqu’on l’aura transporté sur la scène et livré à la routine, aux traditions absurdes et aux vétérans qui n’hésitent pas à jouer les jeunes filles de seize ans et les adolescents imberbes”.

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La création d’Eugène Onéguine au Bolchoï est un succès, même si certains déplorent la pauvreté scénique de l’œuvre

Il faudra attendre le 23 janvier 1881 pour qu’Eugène Onéguine soit véritablement présenté au public du Bolchoï, chanté par des artistes professionnels. Et contrairement à ce que redoutait le compositeur, l’accueil est particulièrement chaleureux, même s’il lui est reproché -comme il le pressentait d’ailleurs- de ne pas avoir écrit une œuvre suffisamment scénique, avec de grands moments dramatiques. D’ailleurs Tchaïkovski n’a pas donné l’appellation « opéra » à Eugène Onéguine, mais celle de « Scènes lyriques ». L’un de ses élèves, Serge Taneïev, qui savait faire preuve d’une grande franchise avec son maître, avait ouvertement critiqué le livret et la « pauvreté de l’action ». La réponse de Tchaïkovski ne manquait pas de désinvolture : « Vous avez sans doute raison de penser que mon opéra n’est pas très efficace du point de vue scénique, mais permettez-moi de vous dire que je m’en fiche totalement. »

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Eugène Onéguine est célèbre pour trois grands airs et aussi une danse, la Polonaise de l’Acte III

Même si à l’époque certains lui ont reproché d’être trop symphonique, Tchaïkovski a, grâce à son sens de la mélodie et de l’orchestration, mis en musique de manière magistrale les sentiments des personnages et leur évolution. Il a aussi montré son amour pour le ballet, en insérant deux danses : une Valse et une Polonaise qui est régulièrement jouée en concert. Trois grands airs jalonnent l’ouvrage et font depuis la création son succès. Tout d’abord la scène de la lettre à l’Acte I, lorsque Tatiana écrit à Onéguine juste après leur rencontre. Cette lettre d’amour, qui dans le roman de Pouchkine est inspirée d’un poème de la française Marcelline Desbordes, et dans laquelle la jeune femme romanesque et rêveuse, se montre tour à tour triste, exaltée, naïve et inquiète. Puis à l‘acte II, juste avant le duel avec Onéguine, Lenski chante le célèbre “Kuda, kuda..” (Où donc, où avez-vous fui, jours radieux de ma jeunesse), que de nombreux ténor mettent au programme de leurs récitals.

« Kuda, kuda », air de Lenski (Piotr Beczala)

 

Dans cet air Lenski exprime toute sa nostalgie et s’interroge sur le sens du destin. Il doute aussi de l’amour d’Olga qu’Onéguine a courtisé pendant un bal, provoquant ainsi le duel. Et enfin à l’Acte III, l’air du Prince Grémine, rôle de basse, “L’amour est de tout âge”. Grémine confie que, malgré la différence d’âge, il est éperdument amoureux de sa jeune épouse, dans laquelle Onéguine vient de reconnaître Tatiana. Restés seuls, les deux jeunes gens vont s’avouer leur amour mutuel, mais malgré les supplications d’Onéguine, Tatiana reste ferme, et fidèle à son mari. « Adieu à jamais” lui dit-elle en partant.” Ô honte, ô douleur, ô pitoyable destin” s’écrit Onéguine. Mais il est trop tard.

 

Jean-Michel Dhuez

 

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