Carmen de Bizet : découvrez pourquoi l’oeuvre fut sifflée à sa création

Difficile d’imaginer que Carmen a d’abord été un échec. Et pourtant l’une des oeuvres lyriques aujourd’hui les plus jouées au monde a été mal accueillie par le public de l’Opéra Comique à sa création. Bizet n’a jamais connu le succès de son ultime ouvrage, il est mort au soir de la 33ème représentation, avant que Carmen ne devienne un mythe.

Carmen a choqué le public bourgeois et familial de l’Opéra-Comique.

Le soir du 3 mars 1875, la Salle Favart présente une nouvelle œuvre signée Georges Bizet, qui s’est déjà illustré dans ce même lieu trois ans auparavant avec Djamileh. C’est une autre héroïne qui est à l’affiche, non plus une esclave égyptienne, mais une cigarière de Séville : Carmen. Les librettistes de Bizet, Henry Meilhac et Ludovic Halévy, qui une décennie plus tôt ont accompagné les succès de La Belle Hélène, La Vie Parisienne et La Grande-duchesse de Gérolstein d’Offenbach, se sont inspirés de la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée, sortie une trentaine d’années auparavant. Le public qui se presse ce 3 mars à l’Opéra-Comique, est un public bourgeois venu en famille, qui est là pour se distraire avec des œuvres dans lesquelles la morale et la pudeur sont respectées. L’un des deux directeurs, Adolphe de Leuven, le reconnaît lui même : la Salle Favart est le théâtre des familles, le théâtre aussi des entrevues de mariages. «Nous avons, tous les soirs, cinq ou six loges louées pour cela. » a-t-il expliqué aux librettistes quand ils sont venus lui présenter leur travail, et lui expliquer qu’ils travaillaient à partir de la Carmen de Mérimée. «Carmen? Assassinée par son amant, dans ce milieu de voleurs, de bohémiennes, de cigarières! Vous allez mettre en fuite notre public» leur-a-t-il lancé. Alors, pour le convaincre, ils ont inventé la douce Micaëla, conforme aux vertus de l’Opéra Comique, donné des traits comiques aux contrebandiers et distillé plusieurs scènes de fête, afin de pouvoir sauver l’essentiel: la mort de Carmen. Car à l’époque on ne meurt pas sur la scène de la salle Favart, le public réclame des fins heureuses.

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Le public et la presse se déchaînent, pourtant Carmen sera jouée une cinquantaine de fois : un record pour Bizet.

Malgré toutes ces précautions, le public est offusqué, scandalisé, indigné. Il peine à croire ce que Bizet lui présente: une bohémienne, une sorcière qui défie les hommes comme ce Don José, un déserteur qui rejoint des contrebandiers. Pour certains, la religion, la morale et l’armée sont écornées. L’accueil n’est guère plus favorable du côté de la presse, qui se livre même à un déferlement assassin. La partition est jugée « touffue et désordonnée», un autre journaliste estime que Bizet devrait «désapprendre bien des choses pour devenir compositeur dramatique». Parmi les autres amabilités, il faut aussi retenir celle-ci : «Bizet appartient à l’école du civet sans lièvre». Dans ce concert de critiques, quelques rares voix, et pas des moindres, se font entendre pour défendre Carmen. Ainsi, le poète Théodore de Banville défend l’ouvrage dans la revue musicale Le National, et semble aussi expliquer ce qui a choqué le public de l’Opéra-Comique. «Bizet a voulu montrer de vrais hommes et de vraies femmes éblouis, torturés par la passion, s’agitant au vent de la folie, et dont l’orchestre nous raconterait les angoisses, les jalousies, les colères». Saint-Saëns ou encore Tchaikovsky prennent eux aussi la parole ou la plume pour soutenir Carmen. «Dans dix ans ce chef d’oeuvre dans toute l’acceptation du terme, sera le plus populaire des opéras», affirme Tchaikovsky. Quant à Nietzche, dont on connait l’importance de la musique dans sa vie et sa réflexion, il s’exclame après avoir vu Carmen à Gênes en 1881, «Comme un ouvrage pareil vous élève! On devient soi-même un chef-d’oeuvre».

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Bizet n’aura malheureusement pas le temps de voir le succès international de Carmen

L’histoire leur donnera raison, rapidement d’ailleurs, puisque malgré le scandale, Carmen est maintenu à l’affiche pour quarante-huit représentations. Jamais une œuvre de Bizet n’avait atteint un tel chiffre, Djamileh par exemple, n’avait été joué que onze fois. Sur ces quarante-huit représentations, trente-trois seulement seront données du vivant de Bizet, car le compositeur meurt subitement le soir de cette trente-troisième, le 2 juin. Il s’est d’ailleurs produit un fait troublant. La mezzo-soprano Célestine Galli-Marié, créatrice du rôle-titre, venait de terminer le trio des cartes avec cette dernière phrase « Toujours la mort, la mort», quant elle a poussé un cri qui a amené les machinistes à baisser le rideau précipitamment. Effrayée, la chanteuse a éclaté en sanglots, en s’exclamant «Bizet est mort, Bizet est mort», alors que le compositeur allait effectivement rendre l’âme, dans la nuit, à quelques kilomètres de là dans sa maison de Bougival.

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La célèbre Habanera ne figurait pas dans la partition originale

Au delà de cette vision, Célestine Galli-Marié a exercé un rôle décisif sur l’ouvrage. Durant la période des répétitions elle a imposé son tempérament, allant jusqu’à faire changer son air d’entrée qui ne lui convenait pas. Elle voulait un air plus populaire, une chanson espagnole, qui caractériserait et définirait de manière forte le personnage et sa conception de l’amour. C’est ainsi que Bizet a retravaillé à treize reprises cet air d’entrée. Il reprend d’abord le texte de Meilhac et Halévy, et écrit lui-même ce qui deviendra le célèbre «L’amour est un oiseau rebelle». Pour la musique, son choix final se porte sur une danse, l’Habanera, en s’inspirant d’une mélodie déjà existante du compositeur espagnol Sebastian Yradier.

La Habanera de Carmen (Béatrice Uria-Monzon aux Chorégies d’Orange, 2004)

 

Après la création parisienne, Carmen est repris à Vienne le 23 octobre suivant, avec des récitatifs chantés, composés par Ernest Guiraud, pour remplacer les dialogues parlés, et s’adapter aux conventions lyriques internationales, faisant ainsi passer l’ouvrage du statut d’opéra-comique à celui d’opéra. C’est le début d’une carrière internationale pour Carmen qui, en une dizaine d’années, sera joué aux quatre coins du monde, de New-York à Sydney en passant par Saint-Pétersbourg et Rio de Janeiro, ainsi que dans toutes les grandes capitales européennes. Un succès qui ne s’est depuis jamais démenti, Carmen exerçant une fascination sur tous les publics, qu’ils soient spécialistes ou non.

 

Jean-Michel Dhuez

 

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