Anton Bruckner s’avère moins un romantique qu’un musicien de la foi. « Mystique gothique égaré par erreur au XIXe siècle », selon la formule du chef Wilhelm Furtwängler. Son apparente naïveté et sa gaucherie « campagnarde », moquées par la bourgeoisie viennoise, cachent un perfectionniste. Comme Beethoven ou Schubert, il composera neuf symphonies (onze, si on compte les Symphonies d’études), la dernière demeurant inachevée. Cultivateur de la grande forme, Bruckner élabore ses symphonies à partir du principe structurel d’une cellule mère, laquelle féconde les différents mouvements et triomphe en conclusion. De là leur cohérence organique et leur dimension anagogique uniques dans le répertoire symphonique.
Anton Bruckner en 10 dates :
- 1824 : Naissance à Ansfelden (Haute-Autriche)
- 1837 : Petit Chanteur de l’Abbaye de Saint-Florian
- 1845 à 1855 : Assistant à l’école paroissiale de Saint-Florian
- 1855 à 1861 : Poursuit ses études à Linz
- 1868 : Nommé professeur au Conservatoire de Vienne.
Messe n° 3 en fa mineur - 1873 : Symphonie n° 3, dédiée à Richard Wagner « avec le plus grand respect »
- 1881 : Connaît son premier triomphe viennois avec sa Symphonie n° 4 « Romantique », créée par Hans Richter, dont la première version date de 1874
- 1882 : Symphonie n° 7, qui marque sa consécration internationale
- 1887 à 1896 : Symphonie n° 9 (inachevée)
- 1896 : Mort à Vienne
Du musicien d’église au symphoniste : itinéraire d’un enfant prodige originaire de Haute-Autriche
Face aux dons musicaux manifestes de leur fils, capable dès ses 10 ans de remplacer son père à l’orgue paroissial, les parents du petit Anton décident de l’envoyer à Hörsching auprès de leur cousin Johann Baptist Weiss, lequel lui enseigne les bases de la théories musicales. En 1837, à la mort de son père, Anton est conduit par sa mère à l’Abbaye de Saint-Florian, située à quelques encablures d’Ansfelden. Il y passe trois années fondamentales dans son développement personnel, acquérant une solide instruction générale et une pratique éprouvée de l’orgue, instrument sur lequel il improvise durant les offices et pour lequel il compose un court Prélude à 15 ans. Nommé assistant à l’école paroissiale de Saint-Florian de 1845 à 1855, il parfait ses connaissances musicales auprès de Schläger et de Zenetti. C’est l’époque de ses œuvres chorales religieuses (une cinquantaine) – mais, « religieuses », ses Symphonies ne le sont-elles pas ? -, avant de franchir une nouvelle étape de sa vie en décrochant le poste d’organiste de la Cathédrale de Linz. Sur place, Bruckner suit les cours de Sechter (contrepoint, théorie traditionnelle) avant de recevoir une véritable révélation à l’écoute des opéras de Wagner, en 1863. Sous le choc de cette découverte, Bruckner écrit ses trois Messes et sa Symphonie en ré mineur, qu’il baptisera plus tard « Nullte », c’est-à-dire la « numéro zéro ».
A lire aussi
Avec sa Quatrième Symphonie, Bruckner rencontre son premier triomphe viennois
Sujet à des périodes de dépression consécutives à sa solitude et ses excès de travail, Bruckner parvient malgré tout à obtenir en 1868 un poste au Conservatoire de Vienne, où il enseigne l’harmonie, le contrepoint et l’orgue. A cette époque, Edouard Hanslick, premier critique musical de la ville et ami de Brahms, lui témoigne encore de la bienveillance ; son inimitié s’éveille lorsque Bruckner dédie sa Troisième Symphonie à Wagner. Pourtant, quelque divergentes qu’aient pu être leurs esthétiques musicales respectives, aucun document démontre que Brahms et Bruckner se soient attaqués directement. En réalité, les querelles et les bassesses étaient le fait de clans qui les avaient choisis pour chefs de file. Il n’empêche que Bruckner, davantage reconnu comme organiste (il effectue alors une tournée en Europe) que comme compositeur, souffre de cette situation. Consacrant l’essentiel de ses forces à l’édification de son œuvre symphonique, le musicien rencontre, à 56 ans, son premier triomphe viennois avec l’exécution de sa Quatrième Symphonie « Romantique » sous la direction de Hans Richter en 1881. Mais c’est sans conteste sa Septième Symphonie qui lui vaut la consécration internationale, dès sa création à Leipzig en 1884 – succès que réitérera deux ans plus tard le Te Deum. Dans le sublime « Adagio », qui sera joué à ses funérailles, quatre tubas wagnériens et un tuba contrebasse coulent dans le bronze une mélodie d’une rare élévation.
A lire aussi
Bruckner travaille à sa Neuvième Symphonie sans pouvoir mener à bien le dernier mouvement, laissé à l’état d’ébauche
A la fin de 1890, une pluie d’honneurs s’abat sur lui : l’empereur en personne le remercie pour la dédicace de la Huitième Symphonie, la plus monumentale du corpus dont Armand Machabey a pu écrire, au sujet du Final, qu’il représente « l’Art de la Symphonie au sens de L’Art de la fugue de Bach ». Peu après, le gouvernement autrichien lui verse une pension annuelle de 400 Gulden, tandis que l’Université de Vienne le fait docteur honoris causa. Durant ses dernières années, Bruckner vit dans un appartement que l’empereur met à sa disposition au château du « Belvédère supérieur ». Il y travaille à sa Neuvième Symphonie sans pouvoir mener à bien le dernier mouvement, laissé à l’état d’ébauche, comme si les ombres de la mort se profilaient déjà sur la partition. Aussi bien ce « ménestrel de Dieu » dédie son œuvre « Ad majorem Dei gloriam », soit à cette paix à laquelle il aspire si ardemment, et intitule l’« Adagio » du troisième mouvement « Adieu à la vie ». Bruckner meurt à Vienne, mais sa tombe prendra place dans la crypte de l’Abbaye de Saint-Florian.
Scherzo de la Symphonie n° 9 (Philharmonique de Vienne, dir. Herbert von Karajan)
Pour le chef Nikolaus Harnoncourt, « Bruckner jette un pont vers le XXe siècle, plus que n’importe quel compositeur de sa génération »
Pour variées que soient ses composantes, le massif symphonique brucknérien suit une évolution sans faille. Le compositeur eut beau employer des instruments semblables à ceux de l’orchestre de Schubert et de Brahms (à l’exception notable des tubas wagnériens), il en tira des effets plus somptueux grâce à un instinct infaillible dans le choix des registrations et la répartition des couleurs, auquel sa pratique de l’orgue n’était certainement pas étrangère. Caractéristique aussi son usage des silences, essentiels à l’articulation du matériel thématique, et la manière par laquelle ce magicien de l’orchestre fait soudre sa musique du chaos par le truchement du fameux « trémolo » séminal. Le chef Nikolaus Harnoncourt insiste sur son côté visionnaire : « Je trouve curieusement que Bruckner jette un pont vers le XXe siècle, plus que n’importe quel compositeur de sa génération ». Ecouter une symphonie de Bruckner, c’est éprouver la part d’éternité qui est en chacun de nous.
Jérémie Bigorie