Trois ans à peine avant sa mort, Rachmaninov témoigne d’une étonnante vigueur pour écrire sa toute dernière oeuvre, des danses symphoniques aussi vivifiantes que fantomatiques. Le compositeur signe alors l’une de ses partitions orchestrales les plus brillantes et inventives, dans laquelle ne manque pas de s’exprimer la mélancolie qui l’avait accompagnée tout au long de sa vie.
Éternel expatrié, Rachmaninov pose ses dernières valises aux Etats-Unis où il retrouve un regain d’inspiration.
Dès 1917, contraint de fuir la révolution russe, c’est en exilé que Rachmaninov mène son existence entre l’Europe et le continent américain où il se réfugie dans les années 30, pressé par les troubles annonçant les prémices de la guerre. Les Etats-Unis seront sa dernière patrie, loin de sa Russie natale dont il n’a cessé, pourtant, d’entretenir le souvenir. Etabli avec sa famille à Beverly Hills, en Californie, il fréquente le pianiste Vladimir Horowitz, son proche voisin, croise Stravinsky qu’il invite à dîner pour « parler russe et non de musique », obtient la nationalité américaine, profite des conforts de sa vie matérielle, s’éloigne de la composition mais poursuit son activité de concertiste.
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Car la scène, il la foulera jusqu’au bout, jusqu’à ce que les douloureux signes du cancer ne l’obligent à se retirer avant d’être emporté par la mort. Ainsi donne-t-il son tout dernier concert le 17 février 1943 à Knoxville avant de s’éteindre un mois plus tard, le 28 mars, à Los Angeles, à l’aube de ses 70 ans. Trois ans auparavant, déjà usé par une intense vie de musicien, il avait trouvé la force de composer son ultime chef d’œuvre à l’intention d’Eugene Ormandy et de son Orchestre de Philadelphie.
Aux dédicataires de ses Danses Symphoniques, Rachmaninov déclare : « Chaque fois que j’écris, c’est avec le son de Philadelphie dans mes oreilles »
Certains ont perçu, dans ce dernier opus de Rachmaninov, l’esprit d’un ballet destiné au chorégraphe Mikhail Fokine, avec qui le compositeur avait collaboré en 1939 pour la Rhapsodie sur un thème de Paganini. Ces Danses Symphoniques semblent pourtant bien avoir été pensées pour le concert tel un dernier cadeau à l’orchestre, à l’un des plus brillants qui soit, « le meilleur au monde » pour reprendre les propres mots de Rachmaninov : l’Orchestre de Philadelphie. La prestigieuse phalange américaine assura la création le 3 janvier 1941 sous la direction d’Eugene Ormandy.
L’hiver précédent, elle avait rendu hommage au compositeur à travers une série de 5 concerts célébrant le 30ème anniversaire de ses débuts aux Etats-Unis, à savoir la création de son 3ème Concerto pour piano à New York en 1909. La nouvelle partition de Rachmaninov offre à ces musiciens l’occasion de briller à travers une écriture mettant en valeur tous les pupitres, incluant au sein de l’imposante masse orchestrale un saxophone, des cloches et une riche section de percussions. Autant de timbres dont le compositeur exploite admirablement les potentiels expressifs voire excentriques, entre appels de bois stridents, grondements de percussions, sonorités sinistres de cuivres en sourdine, accents nostalgiques et feutrés du saxophone, déflagrations sonores… Avant d’achever son orchestration, il avait réalisé une version pour 2 pianos, dédiée à Vladimir Horowitz. Version que les 2 amis avaient créée ensemble, en petit comité, à Beverly Hills.
Une oeuvre testamentaire d’un compositeur qui semble exorciser les fantômes de son passé.
« Je rends grâce à Dieu » écrit Rachmaninov au bas de sa nouvelle partition, pressentant probablement qu’elle serait sa dernière. Aucun commentaire du compositeur ne nous renseigne sur les circonstances de la naissance de cette œuvre dont le titre d’origine était Danses Fantastiques. A un admirateur qui l’interrogeait sur son inspiration, il aurait répondu : « Je ne sais pas comment ! Cela a dû être une dernière étincelle. » Car la flamme lui paraissait alors si difficile à réanimer. La dimension autobiographique n’est cependant pas à exclure, comme en témoignent notamment les titres des 3 mouvements, suggérés par le compositeur (avant d’être supprimés sur la partition) et s’apparentant à une métaphore des étapes d’une vie : Midi, Crépuscule et Minuit.
Danse symphonique n°2 (orchestre Symphonique de l’Etat d’URSS dirigé par Yevgeny Svetlanov.)
Plusieurs citations d’œuvre antérieures nous invitent également à penser que Rachmaninov percevait son oeuvre comme une sorte de rétrospective de sa propre vie. C’est ainsi qu’y apparaît un motif de sa Première symphonie, liée à un souvenir douloureux de jeunesse, cet échec retentissant qui avait engendré sa terrible dépression et son incapacité à retrouver l’inspiration durant plusieurs années. Il reprend également le matériau d’un ancien ballet inachevé, Les Scythes, dont la conception remontait à 1915. Des références au répertoire liturgique orthodoxe font resurgir avec nostalgie l’image de sa Russie natale qu’il n’avait jamais revue depuis son départ tandis que retentit le thème du Dies Irae dont il avait tant fait usage dans certaines de ses œuvres, ne serait-ce que sa fameuse Rhapsodie sur un thème de Paganini écrite juste avant. Quant aux cloches, ne symbolisent-elles pas le fil même de l’existence, elles qui « accompagnaient chaque Russe de son enfance jusqu’à la tombe » comme aimait à le rappeler Rachmaninov ?
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Une partition riche en contrastes, aux accents aussi mystérieux qu’étourdissants.
En dehors du deuxième mouvement, s’apparentant à une valse, aucun rythme de danse n’apparaît explicitement. C’est avec une énergie bondissante et d’inquiétants coups de timbales que s’élance le premier mouvement, sorte de marche grotesque de caractère fantastique, dans laquelle se déploient de multiples effets orchestraux, entre trépignements et solennité, entre vifs accents américains et nostalgie slave. L’ambiance se fait fantomatique dans la valse qui suit, s’inscrivant dans la tradition de Berlioz et de Tchaïkovsky mais avec des intonations macabres, évoquant le climat angoissant de La Valse de Ravel et faisant resurgir les spectres du passé. N’est-elle pas censée évoquer le crépuscule ? Quant à la dernière danse, la plus longue, elle est entièrement traversée par l’idée de la mort et de la résurrection. C’est ici que retentit et se métamorphose, sous de multiples variations, le funèbre motif grégorien du Dies Irae auquel répond un chant liturgique emprunté à ses propres Vêpres, écrites durant le premier conflit mondial et auxquelles il était profondément attaché. Les deux thèmes semblent ici se livrer un véritable combat, s’élancer dans une course à l’abîme aboutissant à un tutti orchestral grandiose et explosif. C’est ainsi avec fracas que s’achève l’ultime et si étourdissante partition de Rachmaninov.
Laure Mezan