La Valse n°2, ou la face cachée de Chostakovitch

C’est avec cette valse désormais célèbre entre toutes que Dimitri Chostakovitch est devenu, depuis les années 1990, un compositeur populaire. Paradoxe étonnant pour cet artiste prolixe et complexe, dont l’œuvre est avant tout marquée par un dramatisme douloureux.

Compositeur tragique par excellence, Chostakovitch était également à l’aise dans la musique légère.

De Dimitri Chostakovitch, l’histoire – et les salles de concerts – ont essentiellement retenu les grands cycles de Symphonies, de Quatuor à cordes et de Concertos. Des œuvres tragiques où le compositeur, dans un mélange de fatalisme et d’héroïsme typiquement slave, a commenté l’histoire terrible de l’URSS, marquée par la guerre et l’oppression, et livré de bouleversantes confessions intimes. Aujourd’hui, Chostakovitch est même devenu le symbole de la collusion entre art et politique au XXe siècle. Il fut en effet l’un des rares artistes d’envergure à être parvenu à concilier une carrière sous un régime totalitaire – avec toutes les contraintes et compromissions que cela représentait – et l’édification d’une œuvre personnelle. Pour ce faire, il élabora un style musicale fondé sur l’ambiguïté : marches grotesques, danses macabres, thèmes ironiques, mélodies hésitantes, climats délétères abondent dans ses partitions où la recherche d’expression directe n’exclut pas la distanciation, où le tragique est souvent mêlé à l’humour. En fait, si l’on a retenu de Chostakovitch l’image d’un grand héritier russe de Beethoven ou de Mahler, il était à l’aise dans tous les styles de musique.

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Particulièrement prolixe, Chostakovitch n’a cessé d’écrire pour la scène et le cinéma.

Dans sa jeunesse, dans les années 1920, le compositeur appréciait l’esprit d’équipe et la proximité de la scène que lui offraient ses collaborations avec le monde du cinéma et du théâtre. Etudiant, il avait accompagné au piano des films muets. A Moscou, pour le Théâtre Meyerhold, il écrivit deux musiques de scène, l’une pour Le Malheur d’avoir trop d’esprit de Griboïedov, l’autre pour La Punaise de Maïakovsky, un spectacle décoré par Rodtcheko. D’un humour pétillant, insolite et insolent, la musique écrite par Chostakovitch pour La Punaise, comme la plupart de ses compositions de cette période, dénotait une vitalité débonnaire, bien éloignée du dolorisme tortueux qui marquera son style plus tardif.

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« Electrisé » par la personnalité de Meyerhold, Chostakovitch préféra cependant garder ses distances avec lui afin de conserver leur amitié ; malgré de nombreux projets communs, leur coopération fit long feu et le compositeur se tourna vers d’autres horizons. De 1929 à 1931, il donna trois partitions (Le Coup de feu, Terre défrichée et Rule Britannia !) au Théâtre des jeunes travailleurs de Leningrad ; au Théâtre Vakhtangov de Moscou, une musique pour Hamlet dans la mise en scène de Nikolaï Akimov et au music-hall de Leningrad l’accompagnement d’une revue, Mort en sursis. Marqué par l’émergence du cinéma comme art majeur – c’est l’époque des chefs-d’œuvre d’Eisenstein (Le Cuirassé Potemkine en 1926), de Poudovkine (La Mère, la même année) ou de Vertov (L’Homme à la caméra, 1929) – Chostakovitch se consacra avec une égale passion à la musique de film. Sa première contribution, pour La Nouvelle Babylone de Kozintsev et Trauberg, déploie un grand orchestre symphonique en une heure trente d’une incroyable richesse d’évocation. Le compositeur sollicita des commandes dans ce domaine en plein essor, et réalisa la musique d’une demi-douzaine de films au moment du passage du muet au parlant, entre 1929 et 1932, puis cinq pour la seule année 1938… Cette proximité du compositeur avec le septième art se retrouve dans le caractère « descriptif » que l’on prête volontiers à ses symphonies.

 

Des films et des ballets aux sujets politiques, dont le compositeur ne pouvait refuser de composer la musique.

A cette époque, Chostakovitch composa également trois ballets aux sujets « politiques » pour le Théâtre académique de Leningrad. Le premier, L’Age d’or, oppose deux équipes de football, l’une fasciste, et l’autre soviétique, en visite dans une ville d’Europe occidentale. Le Boulon (parfois traduit par L’Ecrou) se déroule dans une usine et met en scène une histoire simplette de sabotage. Quant au Clair Ruisseau, il exalte, sans distanciation, la vie des fermiers kolkhoziens. Dans l’atmosphère de psychose générale qui se propageait en URSS dans les années 1930, refuser de traiter les sujets des ballets qu’on lui proposait aurait pu être interprété comme un signe de collaboration avec « les ennemis du peuple ».

 

Orchestre de Philadelphie, dir. Mariss Jansons

 

Par la suite, Chostakovitch ne témoigna guère d’intérêt pour ses ballets de jeunesse, dont les partitions ne furent publiées et enregistrées que dans les années 1980 et 1990. Il confia à Isaak Glikman avoir écrit ces œuvres « sur des livrets absolument nuls »… Signalons toutefois que Levon Atovmian réalisa dans les années 1950, à l’époque où Chostakovitch composait une opérette, Moscou, quartier des cerises, quatre Suites de ballet à partir des différentes musiques de scènes composées par Chostakovitch dans sa jeunesse, leur assurant une place au concert.

 

Deux Suites pour orchestre de jazz, tentatives de démocratisation de la musique en URSS.

Dans les années 1930, Chostakovitch écrivit encore deux Suites pour orchestre de jazz, plus proches des musiques de danses de l’époque (de « promenade », comme on disait pour désigner les musiques de kiosque) que du jazz américain. La Polka et le Blues de la Première suite (1934) évoquent l’acidité d’écriture d’un Kurt Weill, tandis que la seconde suite, plus traditionnelle, est découpée en huit danses. Elle contient la désormais fameuse Valse n°2, rendu célèbre en France par une publicité télévisée pour la CNP. Elle fut créée le 20 septembre 1938 dans la Salle des colonnes de la Maison des syndicats de Moscou par l’Orchestre national de jazz d’URSS. Le biographe de Chostakovitch, Krzysztof Meyer, parle à son sujet d’une « création sans lendemain » et d’une œuvre bien vite oubliée… Il n’imaginait pas que cette Valse subtilement nostalgique, orchestrée avec soin par un compositeur passé maître dans le genre de la musique légère, allait, depuis les années 1990 (Chostakovitch était mort en 1975), faire le tour monde, connaitre de nombreux enregistrements, venant des plus prestigieuses baguettes (Chailly, Jansons…), et d’innombrables transcriptions. C’est avec cette valse prolétaire que Chostakovitch est véritablement devenu populaire.

 

Bertrand Dermoncourt

 

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