La Cenerentola : le triomphe de la bonté et de la virtuosité

Comme pour nombre de ses opéras, Rossini a travaillé dans l’urgence pour écrire La Cenerentola. La musique a été composée en vingt-quatre jours seulement. Adaptation du conte de Charles Perrault, ce dramma giocoso, puise dans l’irrésistible musique de l’opéra bouffe italien, et dans celle plus sentimentale de l’opera seria.

Le livret de La Cenerentola s’inspire en fait de deux opéras aujourd’hui oubliés

Ne cherchez pas dans La Cenerentola la fée marraine qui transforme une citrouille en carrosse, ni de belle-mère acariâtre. Le librettiste Jacopo Ferreti ne s’est inspiré que de manière indirecte du conte de Charles Perrault, Cendrillon ou la petite pantoufle de verre, publiée en 1697. Ses sources sont beaucoup plus proches en l’occurrence deux livrets d’opéras, l’un en français, Cendrillon, du compositeur Nicolò Isouard et du librettiste Charles-Guillaume Etienne créé l’opéra-Comique en 1810, et le second, L’Agatina ovvero La virtù premiata, de l’italien Stefano Pavesi sur un texte de Francesco Fiorini, créé lui à Milan en 1814. Ces œuvres avaient déjà apporté de sérieuses modifications au conte de Perrault, et lorsque Rossini et Ferreti acceptent la commande du Teatro Valle de Rome, leur préoccupation n’est pas tant de proposer une nouvelle adaptation de Cendrillon que d’écrire une nouvelle musique pour un scénario déjà constitué et présenté avec succès. Leur ambition est peut-être aussi de se confronter et d’entrer en occurrence avec leurs deux confrères.

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Pour écrire La Cenerentola Rossini fait appel à un assistant et puise dans deux de ses précédents opéras

Et surtout il faut faire vite, d’autant que Rossini est déjà en retard puisqu’il aurait dû fournir un opéra pour l’ouverture de la saison de Carnaval, le 26 décembre. Or, Rossini n’arrive à Rome que mi-décembre, en provenance de Naples où venait d’être créé son Otello. Après quelques hésitations sur le choix du sujet, l’histoire de Cendrillon est donc choisie. Le travail commence immédiatement, et le jour même de Noël, Ferreti livre à Rossini les tous premiers éléments du livret qu’il écrira en trois semaines. Pour la musique, composée en vingt-quatre jours, Rossini reprend l’ouverture de l’opéra La Gazzetta, créé à Naples en septembre 1816 et que le public romain avait très peu de chance d’avoir vu. Il reprend également l’air final d’Almaviva du Barbier de Séville, en l’adaptant pour le rondo final « Non più mesta » que chante Angelina. Il fait aussi appel au compositeur romain Luca Agolini qui écrit les récitatifs, ainsi que l’air d’Alidoro, philosophe et tuteur de Don Ramiro, et de Clorinda, l’une des sœurs d’Angelina. Les contributions d’Agolini seront finalement abandonnées au fil des années, Rossini réécrivant même l’air d’Alidoro, à l’occasion de la reprise de l’ouvrage en 1820, toujours sur un texte de Ferreti, « Là del ciel nell’arcano profondo » (Dans le profond mystère des cieux), donnant au passage au personnage une étoffe qu’il n’avait pas à la création.

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Comme pour Le Barbier de Séville, la première de La Cenerentola est un échec

Mais malgré ces emprunts et l’aide d’Agolini, La Cenerentola n’est prête qu’au tout dernier moment. Selon Ferreti, ce n’est que la veille de la première que Rossini a terminé le duo Magnifico-Dandini, « Un segretto d’importanza », l’un des grands moments buffa de l’opéra. Les deux chanteurs n’ont pas eu d’autre choix que de le répéter le matin de la première, puis le soir même, pendant l’entracte ! Jusqu’à cette première du 25 janvier 1817, tout s’est fait dans l’urgence, les artistes découvraient l’ouvrage au rythme de l’écriture de Rossini et devait apprendre en temps réel leur rôle et la mise en scène. Il est aisé d’imaginer leur état de stress lorsqu’on retenties les premières notes de l’ouverture. La première a d’ailleurs été un échec, moins retentissant certes que celui du Barbier de Séville, mais un échec tout de même, ce qui a fait dire à Rossini : « Idiot ! Le carnaval ne sera pas terminé que tout le monde en sera amoureux ; dans moins d’un an on la chantera d’un bout à l’autre du pays ». L’avenir allait lui donner raison, et rapidement le public romain tomba « amoureux » de La Cenerentola. Un succès qui a rapidement gagné les autres villes italiennes et qui s’est étendu au reste de l’Europe en commençant par Londres en 1820, avant de traverser l’Atlantique et de toucher New-York en 1826, dix ans seulement après la première.

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La Cenerentola est un opéra à deux visages : buffa et seria

Il faut dire que Rossini n’a pas ménagé les effets dans cet ouvrage hydride, qui mêle la grande tradition de l’opera buffa et des pages proches du seria. Le duo Magnifico-Dadini est un modèle du genre bouffe. Tout comme le sextuor de l’Acte II dans lequel les chanteurs jouent sur les sonorités des mots « Questo è un nodo avviluppato, Questo è un gruppo rintrecciato », (Quel nœud embrouillé, Quel écheveau enchevêtré !). En revanche les deux personnages principaux Angelina et le Prince Don Ramiro sont d’essence sentimentale. Le rondo final d’Angelina « Nacqui all’affano, al pianto » (Je suis née dans le malheur et les larmes) regarde résolument du côté des opéras sérias de Rossini, tout comme l’air de Don Ramiro « Si, ritrovarla io giuro » (Oui, je la retrouverai, je le jure ». Mais la grande force de La Cenerentola réside dans ses ensembles, le sextuor de l’Acte II donc, mais aussi le septuor final de l’Acte I. Rossini n’a eu de cesse de jouer sur les mots et les syllabes.

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La pantoufle de verre est remplacée dans l’opéra par un bracelet

C’est cette musique pétillante que Théophile Gauthier, auditeur attentif, a tout particulièrement aimé : « La Cenerentola est la musique la plus heureuse, la plus gaie et la plus aisément charmante qu’on puisse rêver ; l’allégresse et la pétulance italienne exécutent sur les portées de la partition les gambades les plus extravagantes en faisant babiller au bout de leurs doigts, comme des castagnettes, des grappes étincelantes de trilles et d’arpèges. Comme tout rit et tout chante ! ». En revanche Théophile Gautier a beaucoup mains aimé l’absence de la pantoufle de verre, prudemment remplacée par un bracelet, très certainement pour éviter la très pudibonde censure romaine, qui n’aurait pas accepté qu’une chanteuse dévoilât sa cheville sur scène. « Cendrillon sans pantoufle, ô ciel » s’indigne le poète en poursuivant : « Jamais la nonchalance italienne des faiseurs de libretti n’a été plus loin. Prendre un conte à Perrault, son meilleur, et laisser justement de côté la particularité charmante, le détail ingénieux et coquet ! Il y a en place un banal bracelet ; un bracelet, cela est tellement horrible, que l’on passe entièrement la scène où il en est question ».

Air de Cendrillon « Non più mesta » (Cecilia Bartoli)

 

Le rôle-titre dont la tessiture couvre plus de deux octaves, demande une agilité vocale extrême

Très rapidement après sa création, La Cenerentola a rivalisé en popularité avec Le Barbier de Séville, au point parfois de le supplanter, avant de sortir presque entièrement du répertoire. Le retour en grâce de l’ouvrage s’est amorcé dans les années 1920 et s’est ensuite amplifié avec ce que certains appellent « la Révolution Rossini ». Il est vrai que le rôle d’Angelina dévolu à une mezzo-soprano est particulièrement exigeant. La tessiture couvre plus de deux octaves et nécessite agilité et flexibilité vocales. Comme c’était le cas à l’époque, Rossini a spécialement écrit le rôle d’Angelina pour sa créatrice, Geltrude Righetti-Gioghi, qui fût aussi la première Rosine en 1816. La cantatrice en parlait ainsi : « Qui n’a pas reçu ce don de la nature ne peut chanter le rôle de La Cenerentola tel que l’a conçu Rossini ».

 

Jean-Michel Dhuez

 

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