Quatrième opéra de Puccini, La Bohème est devenue l’un des chefs-d’œuvre de l’opéra italien. Le compositeur dépeint de manière impressionniste le Paris des années 1830. Il met en musique, avec une certaine nostalgie, ses propres souvenirs de vie d’étudiant au Conservatoire, et raconte l’histoire amoureuse de deux couples, l’une tragique, l’autre fantaisiste.
À cause de La Bohème, deux compositeurs amis se sont brouillés
La scène se déroule dans un café de Milan, le 19 mars 1893. Deux amis, Giacomo Puccini et Ruggero Leoncavallo, sont attablés. La conversation porte alors sur leur futur opéra. Ce qu’ils ignorent alors qu’ils s’engagent sur sujet, c’est que leur amitié ne va pas y résister. Les deux hommes sont auréolés de leur triomphe respectif. Celui, récent, de Manon Lescaut pour Puccini, et de Paillasse l’année précédente pour Leoncavallo. Puccini annonce à son ami qu’il travaille à l’adaptation des Scènes de la vie de bohème de Henri Murger, paru en feuilleton dans le journal parisien Le Corsaire Satan entre 1845 et 1849, puis porté à la scène sous le titre La Vie de Bohème par Murger lui-même et Théodore Barrière. Seulement voilà, Leoncavallo travaille lui aussi sur ce sujet. Son irritation est d’autant plus vive, si l’on en croit les auteurs du livre Puccini intimo paru en 1925, que Leoncacallo avait proposé à Puccini un livret intitulé Vita di boheme, inspiré de Murger. Livret que Puccini avait refusé, laissant à Leoncavallo le champ libre pour en écrire la musique !
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Finalement La Bohème de Puccini l’emportera, laissant celle de Leoncavallo aux oubliettes de l’opéra
Dès le lendemain, la querelle était relayée par les journaux de Milan. C’est ainsi que Il Secolo, appartenant à l’éditeur de Leoncavallo, annonçait officiellement les intentions du compositeur, et affirmait qu’un contrat avait été signé. Deux jours plus tard le Corriere della sera dévoilait le projet de Puccini, avec une lettre de ce dernier, précisant qu’il ignorait les intentions de son confrère. Puccini minimisait le problème en écrivant : « Du reste, qu’importe tout ceci au Maestro Leoncavallo. Qu’il compose, je composerai aussi. Le public jugera. La priorité en matière d’art n’implique pas que l’on doive interpréter un même sujet avec une même conception ». Le public a jugé. La Bohème de Puccini est devenue l’un des chefs-d’œuvre de l’opéra italien, tandis que celle de Leoncavallo créée un an après en 1897 a rapidement disparu de l’affiche.
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L’écriture du livret et de la musique a été semée d’embûches, en partie dues à l’attitude de Puccini
Pour écrire La Bohème, Puccini fait appel à deux librettistes qui avaient déjà travaillé sur Manon Lescaut, Luigi Illica, et Guiseppe Giacosa. Le premier est chargé d’adapter le roman et de bâtir le scénario que le second, dans une démarche plus littéraire, mettra en vers. Quelques jours après la scène du café milanais, Puccini envoie une lettre à Illica pour accuser réception de son travail. À l’exception du dernier acte, le compositeur approuve le travail de son librettiste. Aussitôt Giacosa commence la versification du texte, mais de premières difficultés vont apparaître. C’est ainsi que Puccini demande la suppression de l’Acte III appelé « La cour de la maison de la rue Labruyère », dans lequel on assistait à une fête donnée par Musette dans la cour de son immeuble. Une suppression qu’Illica désapprouve en la qualifiant « d’énorme plaie infligée au livret ». De fait elle a entraîné une importante restructuration de la trame originale. Les modifications seront nombreuses, mettant sous pression Illica et Giacosa, l’un d’eux évoquera par la suite un « Puccini tortionnaire ». À plusieurs reprises les deux hommes, exaspérés par les exigences du compositeur qui réclame un canevas lui permettant de s’exprimer de manière plus lyrique, menacent d’ailleurs de rompre le contrat, et l’éditeur Ricordi devra déployer des trésors de diplomatie pour les retenir.
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Puccini a parfois donné l’impression de vouloir renoncer à La Bohème
La musique subit aussi des modifications, d’autant que l’ardeur de Puccini, dans un premier temps stimulé par la concurrence avec Leoncavallo, semble s’émousser. En effet, il travaille parallèlement à un autre opéra, qui finalement ne verra jamais le jour, La Lupa sur une pièce éponyme du romancier Giovanni Verga, dont la nouvelle Cavaleria Rusticana avait inspiré Pietro Mascagni en 1890. Preuve de l’indécision de Puccini, au printemps 1894 il se rend à Catane en Sicile pour rencontrer Verga et étudier de près le folklore sicilien. Finalement, de retour à Turin, Puccini prend sa plume pour annoncer à Ricordi qu’il abandonne La Lupa car, explique-t-il, «il manquait un personnage lumineux ». Ce « personnage lumineux » sera Mimi dans La Bohème. Puccini reconnaît qu’il a perdu du temps. « Mais je vais le rattraper en me jetant à corps perdu dans La Bohème. » jure-t-il dans cette même lettre. Pour autant, Puccini ne jette pas au panier la partition de La Luppa, il va même l’incorporer à celle de La Bohème. Il reprend également certaines de ses pièces plus anciennes. C’est ainsi qu’il écrit la Valse de Musette (Acte II) à partir d’une valse de jeunesse pour piano. De même, le thème qui ouvre l’opéra, et qui revient ensuite, est tiré d’une œuvre écrite pour son examen de fin d’étude au Conservatoire, le Capriccio sinfonico.
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Puccini ne voulait pas du jeune chef que lui proposait le Regio, un certain Arturo Toscanini
L’écriture de La Bohème durera plus de 3 ans et le 1er février 1896, trois ans jour pour jour après la création de Manon Lescaut, a lieu la première dans le même Teatro Regio de Turin. Là encore Puccini n’a pas ménagé son entourage. Par superstition, il ne voulait pas de Turin, pensant qu’il ne renouvèlerait pas dans les mêmes lieux le succès de Manon Lescaut. Peut-être craignait-il aussi une cabale. Par ailleurs il n’aimait pas l’acoustique du Regio. Pour le convaincre, Ricordi a dû négocier une série de travaux. Puccini ne voulait pas non plus du nouveau directeur musical du Teatro, un jeune chef de 29 ans dénommé Arturo Toscanini. Là encore Ricordi réussit à le faire changer d’avis. Le choix des chanteurs s’avère également délicat. Si Puccini accepte sans difficulté la Mimi de Cesira Ferrani, créatrice du rôle de Manon Lescaut, il s’oppose à certains autres artistes qu’il trouvait « peu satisfaisants ». A tel point qu’il menace de faire ajourner la première. Ainsi veut-il remplacer pour le rôle de Rodolfo le ténor Evan Gorga dont il n’aimait pas les aigus. Une nouvelle fois Puccini céda, en décidant toutefois de baisser la tonalité du célèbre air « Che gelida manina».
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«Une erreur passagère», tel est le jugement d’un critique après la première
La première de La Bohème a été chaleureusement accueillie par le public, un peu moins par une partie de la critique, à l’image de Carlo Bersezio. « La Bohème ne laissera qu’une légère trace dans l’histoire de nos opéras. Le compositeur ferait bien de la considérer comme une erreur passagère.» écrivit celui qui était alors un critique redouté. Un agent artistique a eu cet autre jugement définitif dans un télégramme envoyé à la sortie du théâtre : « Bohème, opéra raté, n’ira pas loin ». Puccini a raconté par la suite l’accueil réservé à son opéra « Le public l’a bien accueilli. Les critiques le lendemain en parlait en mal. Mais ce même soir, dans les coulisses, j’ai entendu aussi chuchoter autour de moi : « Pauvre Puccini ! Cette fois il s’est fourvoyé ! Cet opéra ne durera pas longtemps !». Puccini a pu tout de même trouver quelques motifs de réconfort en lisant le Corriere della sera. « La musique coule, rapide et alerte, tantôt exubérante, tantôt déchirante, et ne se permet jamais de s’attarder ou de rechercher des effets plus grands que ne le permettent les diverses situations ». Un autre critique de Gênes écrivit : « Je fais peut-être faire preuve d’optimisme, mais je prévois une carrière triomphale à cet opéra. »
« Che Gelida manina » de La Bohème (Luciano Pavarotti)
La peinture subjective du Paris des années 1830 et du mode de vie d’une certaine jeunesse
Quoiqu’il en soit, La Bohème est restée à l’affiche du Teatro Regio pendant une trentaine de représentations. L’ouvrage fut rapidement repris à Rome avec un accueil peu enthousiaste. En revanche, en avril de cette même année 1896, le public de Palerme lui fit un triomphe. Et l’année suivante, La Bohème était jouée à Londres et à Los Angeles, puis en 1898 à New York. Ce succès ne s’est jamais démenti. La Bohème est devenue l’un des opéras les plus populaires du répertoire. Le public continue à être séduit par cette musique, dans laquelle Puccini a mis le souvenir de sa propre existence de bohème pendant ses années de Conservatoire, et par cette série de tableaux dépeignant deux histoires d’amour, l’une délicate et profonde entre Mimi et Rodolfo, et l’autre extravertie et passionnée entre Musette et Marcelo, toutes deux ayant en commun des scènes de jalousie et de querelles se déroulant en coulisses, hors de la vue des spectateurs. Comment aussi ne pas être ému par la mort de Mimi, inscrite dès le début de l’œuvre ? Et enfin, comment ne pas succomber à cette peinture que fait Puccini de Paris, dans les années 1830, le soir de Noël, puis dans le froid glacial de février, dans des lieux emblématiques : la mansarde du Quartier Latin, le festif Café Momus et la Barrière d’Enfer, l’une des portes d’octroi de Paris ? Ce qui fit dire à Claude Debussy : « Je ne connais personne qui ait décrit le Paris de cette époque aussi bien que Puccini dans La Bohème ».
Jean-Michel Dhuez