Autour d’Arnold Schoenberg gravitent des mots souvent barbares pour le néophyte : sérialisme, « Klangfarbenmelodie », « Sprechgesang », etc. Pourtant, si sa contribution à l’histoire de la musique a été révolutionnaire, Schoenberg est resté toute sa vie foncièrement attaché à la tradition germanique de Bach, Beethoven et Brahms, sans oublier Wagner ou Reger. Le dodécaphonisme est pour lui la conséquence ultime du chromatisme wagnérien. Aux côtés de ses deux élèves les plus célèbres, Anton Webern et Alban Berg, Schoenberg forma la Seconde Ecole de Vienne, dont l’influence fut considérable sur les générations à venir.
Arnold Schoenberg en 10 dates :
- 1874 : Naissance à Vienne.
- 1899 : Sextuor à cordes La Nuit transfigurée op. 4
- 1901 : Epouse Mathilde Zemlinsky, sœur d’Arthur von Zemlinsky qui fut son professeur
- 1908 : Quatuor à cordes n° 2 op. 10 avec soprano. Le mouvement final suspend les fonctions tonales
- 1909 : Traité d’harmonie. Cinq Pièces pour orchestre op. 16. Erwartung, monodrame en un acte
- 1912 : Pierrot lunaire, 21 mélodrames pour soprano et huit instruments faisant usage du « Sprechgesang »
- 1920-1923 : Cinq Pièces pour piano op. 23. La Valse finale est la première pièce écrite à partir de la série fondamentale de douze sons
- 1930-1932 : opéra Moïse et Aaron (inachevé)
- 1933 : Reconversion au Judaïsme à la synagogue de la rue Copernic, à Paris, avec Marc Chagall comme témoin
- 1951 : Mort à Los Angeles
Le jeune Schoenberg assume le double héritage de Brahms et Wagner
Arnold Schoenberg voit le jour au sein d’une modeste famille juive. Aussi devra-t-il parfaire sa formation en autodidacte après avoir pris quelques cours avec le musicologue Oskar Adler et le chef et compositeur Alexandre von Zemlinsky, son futur beau-frère. Ses premières œuvres assument le double héritage de Wagner et de Brahms. En effet, loin d’adopter une politique de l’exclusion de l’un au profit de l’autre, le jeune Schoenberg parvient à les fondre en une unité supérieure, comme en témoignent son Quatuor en ré majeur ou le célèbre sextuor à cordes La Nuit transfigurée, sans doute le premier exemple de musique de chambre à programme – son argument est inspiré d’un poème de Richard Dehmel. Le compositeur en fera en 1947 un arrangement pour orchestre à cordes très souvent joué de nos jours. Entre 1900 et 1914, Schoenberg allait connaître une extraordinaire activité créatrice, laquelle semble d’ailleurs frapper tous les domaines de la pensée (psychanalyse, architecture, beaux-arts, philosophie, etc.) dans la Vienne du tournant du siècle. Le poème symphonique Pelléas et Mélisande (1903) et les Gurrelieder (1900-1911), écrits pour solistes, chœurs et un immense orchestre, sonnent comme un adieu au postromantisme cependant que la Première Symphonie de chambre (1906) inaugure la phase expressionniste du compositeur, qui va de pair avec une « émancipation de la dissonance ».
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Avec son Quatuor à cordes n° 2, Schoenberg franchit un pas décisif vers l’atonalité
Au moment où Kandinsky peint ses premières toiles abstraites et où Picasso élabore le Cubisme, Schoenberg franchit de son côté un pas décisif vers l’atonalité avec son Quatuor à cordes n° 2 (1908) dont le final suspend les fonctions tonales. S’ensuit la période dite « atonale libre » que d’aucuns, en particulier Pierre Boulez, considèrent comme la plus passionnante. Les Cinq pièces pour orchestre op. 16 (1909), tout en payant leur dette à l’égard de Gustav Mahler, mettent au point la fameuse « Klangfarbenmelodie » (ou « mélodie de timbres »), procédé selon lequel « chaque phrase est susceptible de recevoir une couleur orchestrale nouvelle » et, de ce fait, se voit « caractérisée moins par son contenu harmonique que par la combinaison instrumentale dans laquelle elle est réalisée » (Charles Rosen).
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L’expressionnisme morbide et hystérique de l’opéra Erwartung (1909) laisse place, dans le fameux Pierrot lunaire (1912), à la symbiose parfaite entre paroles et musique en vertu du « Sprechgesang » (« parlé-chanté ») dont la déclamation singulière procède des chansons de cabaret. Bien que se définissant lui-même comme un « conservateur forcé de devenir radical », Schoenberg est conscient qu’une époque touche à sa fin et qu’il est, dans le domaine musical, le principal artisan de cette nécessité historique. Au cours de la guerre de 1914, un capitaine lui ayant demandé s’il était bien « ce Schoenberg, le musicien d’avant-garde », il s’entendit répondre : « Personne ne voulait l’être, il fallait bien que quelqu’un le fût, alors je me suis porté volontaire ». Thomas Mann s’inspirera de Schonberg pour le personnage d’Adrian Lervekühn de son roman Doktor Faustus, publié en 1947.
Schoenberg tente la musique sérielle avec les Pièces pour piano op. 23
Schoenberg s’installe à Berlin en 1920, où il met un temps de côté la composition pour mieux se consacrer à la peinture, l’enseignement et l’organisation de concerts. Après plusieurs années de silence (mais qu’on devine d’intense réflexion) qui font suite au Pierrot lunaire, il se décide à mettre en œuvre sa tentative de sérialisation de la musique avec les Pièces pour piano op. 23 (1923). Sur le plan formel : le matériau est soumis au principe unificateur de la série. Ainsi la 3ème pièce est-elle fondée sur une série de cinq notes. Mais c’est la dernière pièce, une valse, qui constitue la première œuvre entièrement dodécaphonique publiée. Le compositeur fait alors un usage pour le moins rudimentaire de sa nouvelle méthode (la série se reproduit en boucle tout le long du morceau), qu’il associe à la danse la plus goûtée de l’aristocratie. Schoenberg n’aura de cesse que de revitaliser la tradition à laquelle il insuffle un contenu harmonique désormais exempt de tout pôle d’attraction tonale, même s’il tente de fusionner l’héritage brahmsien avec une combinatoire très élaborée (Quintette à vent op. 26). La partition la plus réussie dans cette voie périlleuse reste les Variations pour orchestre op. 31 (1928), où transite le motif B-A-C-H (si bémol, la, ut, si) lors des passages clés.
Glenn Gould commente et interprète un extrait de la Suite pour piano op. 25
Tel le Moïse de son opéra Moïse et Aaron, Schoenberg trace le chemin de la Terre promise
Contraint à l’exil après l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933, Schoenberg, qui s’était converti au protestantisme, décide de renouer avec le judaïsme à la faveur d’un séjour parisien avant de s’installer définitivement à Los Angeles, à quelques encablures de son grand rival Igor Stravinsky – les deux hommes ne s’adresseront semble-t-il jamais la parole. Tel le Moïse de son opéra (inachevé) Moïse et Aaron, Schoenberg trace le chemin de la Terre promise, agençant rigoureusement son système sériel (Concerto pour violon, Quatuor à cordes n° 4) quand il ne réintroduit pas dans sa musique certaines références (nostalgiques ?) aux fonctions tonales, comme dans Kol Nidre (1938) ou dans l’Ode à Napoléon Bonaparte (1942). Ses ultimes créations sont d’inspiration religieuse.
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« J’ai fait une découverte qui assurera la prédominance de la musique allemande pour les cent ans à venir », avait déclarer Schoenberg en 1921 à son disciple Josepf Rufer au sujet du sérialisme. On sait que la prophétie pécha par orgueil et que Pierre Boulez, l’une des personnalités les plus charismatiques de la descendance, réclama un droit d’inventaire. Dans son pamphlet « Schoenberg is dead » (1951), article publié dans la revue anglaise The Score, Boulez s’en prend moins au compositeur autrichien qu’à ses épigones – en premier lieu desquels René Leibowitz – qui érigeait la série en modèle, cultivait le conservatisme de la forme et la rhétorique classique qu’un Webern, « ce tailleur d’éblouissants diamants » (Stravinsky), avait à sa manière surpassés. Hanns Eisler, de son côté, vit en Schoenberg le vrai conservateur : « il donne naissance à une révolution pour pouvoir être réactionnaire. » Mais en faisant voisiner cette innovation du langage et ce conservatisme de la forme, en mettant du « vin nouveau dans de vieilles outres » pour reprendre la parabole de Saint Matthieu, Schoenberg ne pouvait mieux ancrer sa méthode dans la tradition. L’emblématique valse de l’opus 23 nous la montre même dans ce qu’elle a de plus authentiquement viennois.
Jérémie Bigorie