Palais Garnier, Opéra Bastille. « Opéra de Paris » désigne aujourd’hui trois entités différentes : l’institution, mais aussi ses deux salles. Magnifique opulence pour l’une, grandiose sobriété pour l’autre, elles attirent ensemble deux millions et demi de spectateurs par an. Retour sur l’histoire de deux bâtiments emblématiques.
Le Palais Garnier doit sa construction à trois attentats ratés.
Créée par Louis XIV en 1669, l’institution s’appelle d’abord Académie Royale de Musique avant de prendre le nom d’Opéra National en 1793. Elle aura souvent déménagé au cours de son histoire, investissant 5 salles rien qu’au XIXème siècle. En 1858, une tentative d’attentat contre Napoléon III devant l’opéra relance le débat sur la sécurité des théâtres. Bonaparte avait déjà été visé sur le chemin en 1800, et le fils héritier de Louis Philippe assassiné en 1820 à la sortie. La presse et le public se passionnent tellement pour le sujet, que l’empereur décide de lancer en 1861 l’un des premiers concours d’architecture. Les 171 projets déposés sont anonymisés, si bien qu’à la surprise générale le vainqueur est un inconnu : Charles Garnier, 35 ans, n’a alors à son actif qu’un immeuble de rapport Boulevard Sébastopol.
La façade mélange les références et crée le style Napoléon III.
Le préfet Haussmann attribue le terrain pour cet immense bâtiment (172 m de long sur 101 m de large !). Il est en train de remodeler le quartier, avec des immeubles qu’on appellera bientôt « haussmannien ». Mais il les autorise à dépasser de 5 mètres la hauteur réglementaire ! Garnier, pour se démarquer, doit donc rehausser sa façade : il ajoute un attique alternant des « N » et des « E » à la gloire de Napoléon III et son épouse Eugénie. Les souverains résidant aux Tuileries, Haussmann perce une large avenue pour relier le palais au nouvel opéra. Cette perspective est encore aujourd’hui l’une des plus belles de Paris.
Si l’arrière du vaste édifice présente une sobriété presque classique, la façade mélange les styles : la colonnade évoque le Louvre, les grilles dorées Versailles, et le marbre rouge les palais italiens de la Renaissance. La polychromie extérieure du Palais Garnier étonnera beaucoup les contemporains. Des groupes sculptés – La Danse de Carpeaux fera scandale par sa nudité – et des bustes de compositeurs illustrent les arts. Au sommet du bâtiment, à 76 mètres du sol, Apollon brandit sa lyre… qui sert aussi de paratonnerre. En 1867, Paris accueille l’Exposition Universelle. On espérait inaugurer le nouvel opéra, on devra se contenter de sa façade. L’impératrice Eugénie se serait alors exclamée : « Mais quel est donc ce style ? » Et Garnier de répondre : « C’est du Napoléon III ! »
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L’escalier de marbre et les foyers éblouissent le spectateur par un luxe inouï
Le cahier des charges oblige à construire une entrée (sécurisée !) pour l’empereur et une autre pour les abonnés, ces riches habitués qui louent une loge à l’année. Garnier imagine une porte latérale rue Scribe – l’actuelle entrée des visiteurs – avec rampe d’accès permettant à l’empereur d’entrer dans l’opéra sans descendre de voiture ! Les abonnés, entrés par un second pavillon construit en symétrie rue Gluck, le rejoignent devant la grotte de la Pythie au plafond entièrement sculpté. Après le vestibule bas de plafond aux couleurs sombres, ils sont alors saisis par le marbre blanc, les dorures et la sensation d’espace de l’immense escalier monumental. En face, le public entrant par la façade a droit au même stratagème. C’est le coup de génie de Garnier. Alors que les architectes n’accordaient jusqu’ici que peu d’importance aux espaces de déambulation dans les théâtres, il en fait le lieu le plus important de son bâtiment. C’est bien connaître son public. Car à l’époque, une sortie à l’opéra signifie aussi se montrer et observer les autres. Garnier aménage son escalier monumental comme une scène de théâtre, avec des balcons tout autour à chaque étage. Il s’inspire des galeries ouvertes des hôtels de luxe et des grands magasins. Rien ne vient gêner le regard, non plus que la circulation. C’est là l’autre nouveauté : le flux des spectateurs est régulé par l’architecture.
Le luxe est inouï, avec 30 marbres différents, un décor de mosaïque au sol, des statues et de multiples candélabres. Le foyer n’est pas en reste, qui s’inspire directement de la galerie des glaces à Versailles, avec ses lustres, ses peinture baroques et son parquet bien ciré. Pas de miroir ici mais de larges baies, vitrées côté façade et ouvertes côté galerie. Il existe un second foyer, dit « de la danse », au-delà de la scène et tout aussi doré. Confidentiel, il était accessible aux abonnés pour leur permettre de repérer les danseuses à qui ils proposeraient une protection financière en échange de services coquins. Serge Lifar le ferme au public en 1935. Garnier, toujours pratique, l’a placé dans l’axe de la salle pour l’utiliser lors des mises scène à grande profondeur. On peut ainsi l’apercevoir aujourd’hui au moins une fois par an, lors du Défilé qui réunit le Ballet de l’Opéra et l’Ecole de danse, traditionnel coup d’envoi de la saison.
Face à la scène, le public rêve… à ce qui se cache dessous
Comme toutes les salles à l’italienne, le public est disposé en fer à cheval. Les cloisons « en col de cygne », permettent de faire la conversation d’une loge à l’autre. La scène, très grande pour l’époque, accuse une pente à 5% qui permet de bien voir tous les danseurs mais constitue un défi d’équilibre pour ceux qui s’y produisent. Quant à la cage de scène, elle offre une hauteur de 45 mètres, sans compter les 15 mètres sous le plancher d’où peuvent apparaître des décors de grande taille.
Est-ce là que se cache le fameux Fantôme de l’opéra ? Non, le personnage n’existe que dans le roman de Gaston Leroux (1910), relayé par des films, une comédie musicale, et plus récemment un escape game organisé par le Palais Garnier. En revanche, la légende du lac souterrain contient une part de vérité, même si ses dimensions sont bien plus modestes qu’on a voulu l’imaginer. En effet, Garnier a fait creuser une cuve en béton, de la largeur de la scène, remplie d’eau pour lester le bâtiment et équilibrer la pression des murs extérieurs. Il voulait ainsi remédier aux problèmes des infiltrations de la nappe phréatique, constatées en creusant les fondations. Si Louis de Funès s’évade en barque dans La Grande vadrouille, dans la réalité cette cuve sert à l’entrainement des pompiers de Paris.
Le Palais Garnier en vidéo
Le plafond de Chagall surplombe le lustre de huit tonnes
La construction du Palais Garnier se termine avec 8 ans de retard. Elle a coûté 4 fois le budget prévu. Entre-temps, la guerre de 70 et la Commune ont entraîné la chute du Second Empire. Napoléon III ne verra donc jamais l’opéra qu’il avait commandé. C’est Mac Mahon, président de la IIIème République, qui l’inaugure le 5 janvier 1875. « Pour le passant mal prévenu, ça ressemble à une gare de chemin de fer. Une fois entré, c’est à s’y méprendre une salle de bain turc, » remarque Debussy quelques années plus tard, toujours caustique. Que dirait-il du plafond de Chagall ?
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En 1964, André Malraux, alors ministre de la culture, veut moderniser l’opéra et confie au peintre la réalisation d’un nouveau plafond. Chagall imagine 5 zones aux couleurs vives, peuplées des créatures de son monde pictural (amoureux, anges, animaux), sur fond de monuments parisiens (Tour Eiffel, Arc de triomphe …), et truffées d’allusion aux œuvres données sur scène (La Flûte enchantée, Le Lac des cygnes…).
Sous le plafond, une rangée de lampes qu’on appelle le « collier de perles ». En 1881, l’opéra a été le premier bâtiment de France à être électrifié. Mais l’essentiel de la lumière vient du gigantesque lustre de bronze, opaline et cristal de Bohème qui, contrairement aux rumeurs, n’est jamais tombé. En revanche, il descend dans la salle deux fois par an pour être nettoyé et qu’on lui change ses 323 ampoules. Et si le public ne voit de la salle que velours et dorures, la structure du bâtiment est pourtant en métal, pour réduire les risques d’incendies. Comme Baltard ou Eiffel, Garnier est à la pointe de la technique.
L’Opéra Bastille élargit les possibilités, mais fait polémique dès sa construction
A l’opposé de Garnier, l’opéra Bastille se voudra sobre. Du moins dans sa décoration. En 1983, François Mitterrand lance les travaux « d’un opéra moderne et populaire », à la place de l’ancienne gare de la Bastille. Pourtant l’histoire se répète : lors de l’inauguration le 13 juillet 1989, le bâtiment de Carlos Ott n’est pas terminé. Lorsqu’il ouvre huit mois plus tard, on s’aperçoit qu’il n’y a ni billetterie, ni foyer, ni toilettes ! Noir et blanc, avec quelques touches marron sur les sièges et les portes, le nouvel opéra apparaît « moderne » aux uns, « glacial » aux autres.
Mais Bastille peut accueillir 2745 spectateurs, soit 766 de plus que le palais Garnier. S’y ajoutent un amphithéâtre (500 places) et un Studio (237 places), ouvrant la possibilité de concerts symphoniques ou de musique de chambre. Surtout, l’immense scène munie d’un plateau tournant permet des décors mobiles, en volume et non en trompe l’œil, qui peuvent être stockés à l’arrière ou au 6ème dessous, et déplacés sur de grands chariots motorisés. La fosse d’orchestre, quant à elle, peut accueillir 130 musiciens. De quoi élargir considérablement le répertoire et les possibilités de mise en scène.
Pourtant, la salle a toujours attiré la polémique par son coût d’entretien, et le prix des places jugé trop cher malgré quelques initiatives pour rendre accessibles les dernières catégories. La salle modulable pour les répétitions, préconisée par Boulez, est longtemps restée dans les cartons. En 2016, le projet est déterré pour une fin de construction à l’horizon 2023. Institution pluricentenaire, l’opéra de Paris se renouvelle et s’adapte aux époques. Aujourd’hui un potager s’épanouit sur les toits de Bastille, tandis que ceux de Garnier abritent des ruches.
Sixtine de Gournay