Rusalka de Dvorak, la petite sirène du lyrique

Avant dernier opéra de Dvorak, Rusalka est l’un des chefs d’œuvre de la musique lyrique tchèque. L’histoire féérique est en partie inspirée par La Petite Sirène d’Andersen et d’Undine de La Motte Fouquet. Dvorak dépeint à merveille les atmosphères tantôt mystérieuses et effrayantes, mais aussi amoureuses et bucoliques qui parcourent l’ouvrage, et il brosse un portrait de l’ondine Rusalka plein de poésie et de sensualité.

Quatre compositeurs vont décliner le livret de Rusalka, que Dvorak accepte finalement

Des dix opéras que Dvorak a composé, le seul qui ait accédé au triomphe et à la postérité a failli ne pas être le sien. Au cours de l’été 1899, le jeune poète et dramaturge tchèque Jaroslav Kvapil s’est retiré sur l’île danoise de Bornholm, en pleine mer Baltique, bordée d’immenses étendues de dunes et de plages au sable clair et fin. C’est dans ce petit paradis, parsemé de maisons à colombages colorées, que Kvapil relit La Petite Sirène de Hans Christian Andersen, ainsi que des contes de fées de ses aînés Karel Jaromir Erben et Bozena Nemcova. Il lit également le roman Undine de l’écrivain allemand Friedrich Heinrich Karl de la Motte paru en 1811. Kvapil racontera plus tard son travail et ses inspirations : « Les impressions causées par Andersen, la nostalgie de mon enfance, et le rythme des romances d’Erben, les plus belles romances tchèques qui soient, se fondirent en un tout. Cet entrelacs d’inspirations donna naissance à un nouveau conte de fées, l’histoire d’Ondine, éprise d’un prince, un humain pour lequel elle se résout à abandonner le lac qui l’a vue naître ». L’écriture progresse rapidement et lorsqu’il a terminé le premier acte, Kvapil le propose à un jeune compositeur de 25 ans, élève de Dvorak au Conservatoire de Prague, Oskar Nedbal. Mais celui-ci est en pleine écriture d’un ballet et décline l’offre. Kvapil se remet au travail et termine le livret de Rusalka qu’il va soumettre à un second compositeur, Joseph Bohuslav Foerster qui lui non plus ne donne pas suite. Kvapil essuie un troisième refus auprès de Karel Kovarovic, puis un quatrième auprès d’un autre élève de Dvorak, devenu son gendre : Joseph Suk.

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Dvorak est aussitôt séduit par la poésie du livret de Rusalka

La carrière de Rusalka aurait pu s’arrêter là, si le directeur du Théâtre National de Prague, Albert Subert, n’avait pas fait parvenir le livret à Dvorak, réalisant ainsi le rêve secret de Kvapil, qui n’avait pas osé approcher directement le compositeur. On prétendait que Dvorak ne supportait plus les librettistes et qu’il les éconduisait sans beaucoup d’égards. D’ailleurs Kvapil en avait fait les frais : “Quelques années auparavant, je lui avais fait demander s’il n’avait pas besoin d’un livret ; alors sous le coup d’une critique qui l’avait froissé, il avait répondu qu’il renverrait tous ceux qui se présenteraient avec un livret sous le bras, en leur fermant la porte au nez” raconte Kvapil dans ses mémoires. Toutefois l’appréhension du poète s’avère vaine : « Dvorak accepta mon texte tel quel. Je crois que ce qui me rapprocha de lui, fut notre admiration pour Erben, et aussi le fait que l’atmosphère des Romances d’Erben que j’essayais de recréer, comptait plus que le livret en lui-même “ écrit encore Kvapil. Dvorak, il est vrai, était familier de cet univers, puisqu’à son retour des États-Unis il avait composé quatre poèmes symphoniques d’après des ballades d’Erben : L’Ondin, La Sorcière de Midi, et Le Rouet d’Or créés en 1896 puis La Colombe sauvage en 1898, dont Rusalka sera d’ailleurs proche.

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La musique de Rusalka est composée en sept mois seulement

Ces poèmes symphoniques ont été écrits dans un grand manoir situé en Bohème centrale à Vysoka, à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Prague. Quelques années auparavant, Dvorak avait racheté à son beau-frère, propriétaire des lieux, le grenier à blé qu’il avait transformé en une confortable résidence de campagne, avec un jardin et un verger dont il s’occupait personnellement. C’est dans ce cadre où il est venu à plusieurs reprises chercher l’inspiration, que Dvorak s’isole pour composer la partition de Rusalka. La propriété dispose par ailleurs d’un lac, aujourd’hui appelé le « Lac Rusalka » et qui aurait précisément inspiré Dvorak. L’essentiel du travail d’écriture se fera à Vysoka, où le compositeur avait pour habitude d’arriver au mois de mai pour n’en repartir qu’en septembre et même parfois en octobre. Il ne faudra que sept mois à Dvorak pour composer Rusalka, du 21 avril au 27 novembre 1900. Les répétitions peuvent alors commencer et si tout semble se passer pour le mieux, un grain de sable vient enrayer la machine : une grève de l’Orchestre du Théâtre national de Prague, qui va durer quatre semaines obligeant la direction à repousser d’autant la date de la première qui est finalement fixée au 31 mars 1901. Mais un nouveau coup de théâtre intervient, cette fois une heure et demie avant la première. Le grand ténor Karel Burian qui devait chanter le rôle du Prince annonce qu’il refuse de monter sur scène. Kvapil affirmera plus tard que la rumeur disait qu’il était ivre ! Heureusement une doublure avait été prévue, et c’est un autre ténor, Bohumil Ptak qui a créé le rôle. La première est un triomphe. Le texte de Kvapil et la musique de Dvorak, dont certains traits sont résolument wagnériens, ont immédiatement conquis le public. Ce que Kvapil analysera de la sorte : “ Le livret de Rusalka est très tchèque, ce par quoi il emporta le succès, c’est cet esprit d’Erben, pour lequel Dvorak avait une intelligence instinctive”.

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L’air le plus connu est la « Chanson à la lune » de Rusalka

Dès le court prélude le compositeur a réussi à installer l’atmosphère poétique et surnaturelle qui va traverser tout l’ouvrage. L’air le plus connu est la Chanson à la Lune de Rusalka à l’Acte I, introduit par un magnifique solo de harpe et dans lequel elle confie à la lune son désir d’épouser le jeune prince dont elle est amoureuse. Sur les conseils de son père, l’Esprit du Lac, Rusalka fait appel à la sorcière, Jezibaba, qui accepte de lui donner une forme humaine, en la prévenant qu’elle perdra alors l’usage de la parole, et qu’elle sera damnée ainsi que le Prince si ce dernier venait à la trahir.

Air « à la lune » de Rusalka (Renée Fleming, Orchestre Symphonique de Londres, Georg Solti)

 

C’est précisément ce qui adviendra, puisque, las du silence de Rusalka, il s’éprend d’une princesse étrangère. Rusalka retourne au fond de son lac où elle est condamnée à errer éternellement. Le Prince qui se languit depuis son départ vient la chercher. Rusalka lui reproche tendrement de l’avoir trompée et abandonnée. Le Prince lui demande de l’embrasser. Rusalka l’avertit qu’il en mourrait immédiatement. Malgré tout il implore ce baiser qu’elle lui donne, et meurt heureux dans les bras de celle qu’il n’avait jamais cessé d’aimer. Rusalka est l’un des grands chefs d’œuvre de l’opéra national tchèque, dont Bedrich Smetana a constitué la base du répertoire. C’est d’ailleurs sous la baguette de Smetana que Dvorak a fait ses débuts au Théâtre Provisoire de Prague, lorsqu’il était le premier alto de l’orchestre. C’est dans la fosse qu’il a assisté à la naissance de l’opéra tchèque et qu’il a formé son goût pour le lyrique, alors que la postérité a retenu de lui ses symphonies et sa musique de chambre. “ Je considère simplement l’opéra comme le moyen d’expression le plus adapté à notre nation. On me considère comme un symphoniste, pourtant j’ai prouvé il y a des années que c’est la création dramatique qui me tente le plus” écrivait Dvorak en mars 1904, deux mois seulement avant sa mort.

 

Jean-Michel Dhuez

 

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