L’Italienne à Alger, ou le coup de folie de Rossini

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Rossini écrit L’Italienne à Alger en un temps record, sans auto-emprunt. C’est l’un de ses premiers grands succès. Il assoit son statut de star du lyrique à seulement 21 ans. Ce dramma giocoso a immédiatement plu au public, grâce à une musique brillante et des situations burlesques. Les onomatopées du Final de l’Acte I sont l’une des pages les plus folles de l’opéra. Le public s’est aussi laissé séduire par le patriotisme de l’héroïne Isabella, qui grâce à la ruse va triompher de la bêtise et de la fatuité des hommes.

Avec L’Italienne à Alger, Rossini accepte de relever un défi qui paraissait insurmontable

Vingt-sept jours, peut-être même seulement dix-huit ! C’est dans ce temps record que Rossini a composé l’un de ses plus grands succès, qui allait assoir sa renommée et lancer sa carrière internationale. Pourtant cette année 1813 avait commencé en demi-teinte. Le 27 janvier est créé Il Signor Brushino au Teatro San Moisè de Venise, avec un tel fiasco que l’œuvre est retirée de l’affiche à l’issue de la première. Quelques jours plus tard, le 6 février, toujours à Venise, mais à la Fenice, a lieu la première de Tancrède, un opéra seria dont les deux premières représentations sont interrompues avant la fin, en raison de l’état de santé de la contralto qui chantait le rôle-titre. Ce n’est qu’à la troisième représentation que Tancrède a pu être donné dans son intégralité, avec un immense succès. Puis le 19 avril, est programmée au Teatro San Benedetto la première vénitienne de La Pietra del paragone. Le directeur du théâtre, Giovanni Gallo, ne doute pas un instant du triomphe de ce melodramma giocoso, qui avait tant plu l’année précédente au public de la Scala. Mais Venise n’est pas Milan, et le succès n’est pas vraiment au rendez-vous. C’est un coup dur pour Gallo, d’autant qu’il vient d’apprendre que le second opéra programmé au même moment n’est pas prêt. Il attendait en effet un ouvrage du compositeur Carlo Coccia, qui n’a pas réussi à tenir les délais. Il faut vite trouver une solution pour tenter de sauver la saison. Gallo se tourne alors vers Rossini et lui demande l’impossible : écrire un opéra pour la fin du mois de mai. Rossini accepte la proposition. Mais face à une telle urgence il est hors de question de commander un livret. La seule solution est de prendre un texte déjà existant.

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L’Italienne à Alger est une turquerie dont l’opéra avait alors le secret

Le choix se porte sur L’Italienne à Alger de l’écrivain Angelo Anelli, qui avait été mis en musique en 1808 à la Scala de Milan par Luigi Mosca. L’histoire est une turquerie mettant en scène deux amants, Isabella et Lindoro. Ce dernier est prisonnier d’un tyran, Mustafà, le Bey d’Alger. Isabella partie délivrer Lindoro, est elle-même capturée par les hommes de Mustafà qui justement cherchait une jeune beauté italienne pour remplacer sa femme Elvira dont il s’est lassé, et qu’il prétend donner à Lindoro. Finalement Isabella déjoue les projets du Bey, et réussi grâce à la ruse et à son charme à s’évader en compagnie de Lindoro et aussi de Taddeo, amoureux benêt de la jeune femme qu’il avait accompagnée dans son périple. En dépit du peu de temps dont il dispose, Rossini prend le soin de modifier le livret. Pour cela il se fait aider de Gaetano Rossi, librettiste de Tancrède, et de la Cambiale di Matrimonio, créé en 1810. Anelli participe très certainement lui aussi à ce travail de réécriture. Quelques vers sont ainsi insérés dans le Final du Premier acte, qui deviendra célèbre grâce aux onomatopées : din din, bum bum, crà crà et tac tà, signifiant la stupéfaction et la confusion qui s’empare des protagonistes lorsqu’Isabelle propose que Mustafa reste avec Elvira et que Lindoro devienne son esclave. Cet usage de l’onomatopée est fréquent chez Rossini, mais cette fois il le pousse à l’extrême pour en faire l’une de ses pages les plus folles de l’histoire de l’opéra. Une autre modification est apportée dans le second acte, avec la suppression du seul duo d’amour entre Lindoro et Isabella, Rossini voulant très certainement éviter toute forme de sentimentalité au profit de la force comique. Ces modifications permettent aussi de dessiner plus clairement la physionomie des personnages.

Final de l’Acte I, avec notamment Cécila Bartoli

 

 

Rossini compose pour L’Italienne à Alger une musique entièrement nouvelle

Malgré le peu de temps dont il dispose, Rossini ne recourt pas à l’auto-emprunt, cette tradition qui veut que dans l’urgence le compositeur reprenne des passages d’œuvres précédentes en les remaniant pour les adapter au nouveau texte. Toutefois il se fait aider par un assistant qui écrit les récitatifs secco, c’est à dire ceux accompagnés par le seul clavier, et aussi très certainement l’air d’Haly, le capitaine des corsaires d’Alger “Le femmine d’Italia” (“Les femmes italiennes”) qui est un aria di sorbetto (« air du sorbet », secondaire, pendant lequel certains spectateurs prenaient un rafraichissement). Cet assistant a peut-être également écrit l’air de Lidoro “Oh come il cor di giubilo” (“Oh, que mon cœur déborde”) qui remplace le duo d’amour. La première, le 22 mai est un triomphe. Le plateau réunissait les principaux interprètes liés aux précédents succès rossiniens. Devant ce triomphe, Rossini se serait écrié : “Je croyais que les Vénitiens me tiendraient pour fou après avoir entendu mon opéra. Il apparaît maintenant qu’ils sont encore plus fous que moi !” Une déconvenue attendait toute fois Rossini à l’issue de cette première. La contralto Marietta Marcolini est tombée malade, et il a fallu laisser passer une semaine pour que la deuxième représentation puisse avoir lieu. Ce contretemps n’eut aucune conséquence sur le succès de l’œuvre qui restera à l’affiche jusqu’à la fin de la saison. Rossini a aussi dû faire face à des accusations de plagiat. Certains mélomanes affirmaient que le compositeur s’était parfois inspiré d’un peu trop près de la musique de Luigi Mosca. Pour désamorcer cette polémique, il a été décidé qu’Isabella chanterait un soir les deux versions du rondo patriotique “Pensa alla patria” (“ Pense à notre patrie”). L’exercice a tourné à l’avantage de Rossini, comme le raconte un critique : “La calomnie fût démasquée, puisqu’on s’est rendu compte que, sans l’ombre d’un doute, le premier rondo ne s’apparente aucunement à l’autre, comme on a pu évaluer la distance qui les sépare, rien ne pouvant égaler la suavité, l’expression ainsi que la liaison des accompagnements de M. Rossini.”

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En quelques années L’Italienne à Alger va faire le tour du monde

Le public est touché par cette musique brillante, drôle, désopilante, mais aussi émouvante. Il est aussi très sensible au patriotisme d’Isabella, et ravi de cette histoire dans laquelle la ruse des femmes triomphe de la bêtise et de la vanité des hommes, comme ce sera le cas quelques années plus tard avec Le Barbier de Séville. Toute l’action tourne autour de l’héroïne Isabella, qui tire les ficelles de l’action, et triomphe grâce à son intelligence mais aussi grâce à la beauté et à la sensualité de son chant. Le succès était tel, que des boîtes à musique jouant la cavatine “ Languir per una bella” (“ Soupirer pour sa bien-aimée”) ont été fabriquées. Quant à Stendhal, il consacre un chapitre entier à L’Italienne à Alger dans Vie de Rossini. L’ouvrage est repris l’année suivante au Teatro Re de Milan, puis en 1815 à Rome et à Naples où Rossini doit compter avec la censure. Ainsi le “Pensa alla patria” est supprimé au profit d’un un autre air, dans lequel l’héroïne se transforme en soubrette. 1815 voit également la création de L’Italienne à Alger à Barcelone. L’année suivante c’est au tour de Munich et de Madrid de découvrir l’ouvrage. Puis, le 1er février 1817, L’Italienne à Alger conquiert Paris, en italien, ce qui est une première pour un opéra de Rossini. Le voyage ne s’arrête pas là, et L’Italienne à Alger entame alors un impressionnant tour du monde. Le Mexique l’accueille en 1824 puis l’Argentine, bientôt suivie de la Russie, du Brésil et de New-York en 1832, là aussi en italien. Lorsqu’il écrit L’Italienne à Alger, Rossini n’a que 21 ans, c’est son onzième opéra. Il en composera vingt-huit autres, dont de nombreux chefs-d’œuvre aujourd’hui encore au répertoire, avant qu’il ne prenne sa retraite lyrique à l’âge de 37 ans, avec Guillaume Tell, créé à Paris en 1829.

 

Jean-Michel Dhuez

 

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